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Pour continuer à explorer les lieux, comme une sorte de chemin de croix sur l’autel de la concupiscence, il faut que j’essaye de raconter un peu l’histoire, car il y en a une. Au départ, la pornographie n’était qu’un jeu, inventé pour dénouer l’épineux problème de la trame narrative. C’était ça, le problème de Nelly : comme elle n’avait pas vécu grand-chose, ou alors seulement par procuration, jamais trop voyagé (elle n’aimait pas ça), elle était incapable d’inventer une histoire, alors que d’autres le font merveilleusement, à commencer par les Américains. Prenez Le Dahlia noir, de James Ellroy, ou même, pensez un peu à ce vieux réac de Tom Wolfe : c’est quand même insensé, ce qui leur arrive, à tous ces gens ! Ils déambulent dans les rues du Bronx ou à Pasadena, la nuit, dans le quartier frissonnant par excellence de New-York ou de LA, alors même qu’ils vivent dans le Upper East Side ou sur les collines, et paf, à partir de là, tout s’enchaîne… Ou, dans les romans de James Lee Burke, ils fréquentent un bar, comme Dave Robicheaux à la Nouvelle-Orléans, et je ne vous dis pas la collection de vieux camés ou de psychopathes déjantés qui vont défiler dans ce bouge et se faire trucider, avec l’aide bien intentionnée du policier qui, pour autant, ne boit plus une goutte et croit en Dieu. Non, elle savait bien que ce n’était pas à sa portée. Pas plus de croire en Dieu que d’inventer des histoires de camés ou de proxénètes, que ce soit dans le Bronx, Porte de la Chapelle ou le long du périphérique. Et quant à la littérature française, il fallait bien reconnaître que Patrick Modiano écrit toujours la même histoire, que La salle de bain de Jean-Philippe Toussaint proposait un univers qui, pour être agréable, n’en était pas moins singulièrement limité et que, pour enchaîner sur la gloire nationale qu’est devenu Houellebecq, elle avait arrêté de le lire après Les particules élémentaires, Extension du domaine de la lutte et Plateforme, considérant que contempler ce gars-là se masturber toutes les quinze pages n’était décidément pas très vivifiant.
Dans le même temps, il fallait bien leur concéder un avantage, tous avaient réussi à bâtir une trame narrative, plus ou moins sommaire, certes, mais qui n’en existait pas moins, autant que la personne de leur éditeur, ou de leurs éditeurs successifs, tandis que la pauvre Nelly en était toujours à se demander quelle histoire elle allait bien pouvoir raconter. C’est donc pour cette unique raison que l’idée du roman pornographique s’était imposée. Tu comprends, c’est plus facile, tu n’as pas besoin de présenter les personnages, tu les envoies direct au plumard et personne ne se soucie de ce qui leur est arrivé, avant, ni de qui sont-ils, après. En conséquence, tu peux raconter n’importe quoi, quelle importance…
Il n’empêche qu’au fur et à mesure, et à force de creuser le sujet, une intrigue était née, une histoire s’était profilée.
Bon, je vous la fait courte : Priscilla, la plus jeune des sœurs de Maryse, vit dans le château de son beau-frère (le mari de Maryse), à savoir Amaury. Ce dernier est à la fois un aristocrate (déchu), un (sombre) escroc et un jouisseur (patenté). Peut-être même un serial killer, aussi, mais faut voir. Remarquablement jolie et attirante, Priscilla n’en est pas moins (en même temps) une (redoutable) raisonneuse, passionnée de philosophie et de métaphysique (elle relit à n’en plus finir la première page de La critique de la raison pure, c’est dire). Malgré le milieu délétère dans lequel cette (pauvre) orpheline a vécu jusque-là, elle comprend que son mode de vie n’est qu’un leurre (un peu comme dans le mythe de la caverne de Platon) et, à force d’intelligence et de ténacité, réussit à triompher de ce qu’il faut bien appeler une aliénation. À la fin, il est bien possible qu’elle parte en Inde ou à Madagascar, soigner les enfants malades, ou qu’elle épouse ce grand benêt de Victor, le seul qui l’aime vraiment d’un amour authentique (sincère et véritable).
Il me semble que le synopsis est tout de même suffisamment élaboré pour qu’on s’y retrouve, sinon c’est à désespérer de l’autonomie du lecteur.
Quant au lieu qu’elle avait choisi pour développer l’intrigue, c’est également toute une histoire. Dans le 12e arrondissement de Paris, non loin de la place de la Bastille et de l’hôpital des Quinze-Vingt, là où Nelly se rendait régulièrement pour faire vérifier par la Faculté que l’état de son cerveau ne s’était pas amélioré (grâce à la technique dite de l’IRM, après injection de gadolinium) se situe un restaurant plus que très évocateur. En premier lieu, parce qu’il s’appelle Le China, même si ce qu’on y déguste n’est pas très chinois, en deuxième lieu parce que ce n’est pas seulement un restaurant mais qu’il fait aussi bar la nuit (ou club la nuit), et enfin parce que l’atmosphère que dégage le lieu est une invitation à écrire un roman qui se passerait à Macao au début des années vingt. Ce n’est pas seulement le dallage de carreaux noirs et blanc (en damier), les tentures de velours rouge, les hauts tabourets du bar, les fauteuils de cuir (Chesterfield) et, dans la partie salon, les tables (surtout l’absence de chaises) beaucoup trop basses, c’est aussi le mystère de cet escalier qui monte aux étages… Tellement évident que Nelly n’était pas la seule à y avoir pensé, d’ailleurs, et que je viens juste de revoir le lieu dans le dernier épisode de la première saison de Lupin, la série de Netflix. Un dernier épisode calamiteux, certes, alors que le début se tenait à peu près, mais le fait est que le restaurant dans lequel Arsène Lupin, sous la forme de Omar Sy, emmène sa femme (Ludivine Sagnier), sur un flash-back, pour lui demander sa main ou qu’elle lui dise qu’elle est enceinte, je ne sais plus, est justement le China. Quelle extraordinaire coïncidence, non ? D’autant plus que Nelly l’avait cherché, ce restaurant, et qu’elle avait mis des années à le retrouver… Elle y avait atterri par hasard, avec des amis, au début des années 1990, et elle s’en souvenait très bien, parce que c’était la veille de son accouchement, lui-même provoqué (le lendemain) par un accident du métro, c’est-à-dire qu’elle était restée les doigts coincés dans la charnière de la porte du wagon de métro lorsque la porte s’était ouverte (sur ses doigts), à devoir attendre que la porte veuille bien se refermer pour qu’elle puisse dégager sa main mais avec l’angoisse que la fermeture de la porte ne dégage pas ses doigts et que le métro reparte, avec sa main et la porte. Le tout avait, bien entendu, produit un attroupement sur le quai – Oh, la dame ! Oh, la pauvre dame, elle va mouriir ! La porte va se refermer et elle sera traînée sur des kilomètres, c’est affreux… – et, en conséquence, un accouchement bien prématuré. Il en résulte que Nelly se souvenait du restaurant, et que bien plus tard, un peu au moment de sa liaison avec Marco, tandis qu’ils cherchaient des hôtels dans le coin, elle avait reconnu les lieux. Dans le film, le restau est présenté comme un restaurant de luxe, ou au moins un endroit où l’on peut emmener sa copine pour la Saint Valentin et plaire aux Américains, alors que « le midi », ils ont une formule vraiment pas chère. Le soir c’est à la carte et tout à fait inabordable, mais « le midi », on peut se régaler pour pas cher, à condition d’oublier le verre de vin et la bouteille d’eau à bulles. Je vous parle d’un passé que les moins de quatre ans ne peuvent pas connaître, évidemment, parce qu’en cette année 2021, on n’est pas près de revoir les restaus.
C’est souvent le cas, le bon marché du midi et la cherté du soir et... qu’est-ce que je disais, déjà ? Ah oui, que le lieu est inspirant. Nelly en avait donc fait une sorte de tripot, relié par un escalier et un passage secret à l’aile ouest du château, un antre dans lequel Amaury se livrait à ses sombres passions et ourdissait ses cruels desseins, c’est-à-dire la corruption, les orgies et la prévarication de pauvres innocentes. Au sens originel de la prévarication, bien entendu, la transgression de la loi morale ou de la loi divine, parce que sinon, je sais bien que le délit de prévarication n’existe que dans le code des douanes et qu’il ne s’applique pas à de pauvres innocentes, mais on comprend l’idée. Même si Amaury n’était chargé d’aucune fonction publique, il n’en incarnait pas moins, ou aurait dû incarner, une forme d’autorité qu’il ne cessait de dévoyer.
« C’était une grande salle rectangulaire, décorée comme on imagine le Chinatown des années cinquante… »
(J’avais dit le Macao des années vingt, mais comme d’habitude, elle ne m’écoute pas… C’est d’un approximatif, cette histoire…)
« … carrelée de losanges blancs et noirs, agrémentée de photographies noir et blanc, bercée d’une musique dont seuls le film In the Mood for Love ou les œuvres de Marguerite Duras peuvent donner une idée, baignée d’une lumière dont on ne savait trop si elle était rouge ou verte. Le bar occupait tout le mur, à gauche de la porte, là où les serveuses préparaient les cocktails. La partie droite abritait le restaurant, ses petites tables carrées, là où Priscilla ne put s’empêcher de remarquer que Maryse et Amaury s’étaient installés, et qu’il lui tenait la main. Quant à la partie gauche, elle était réservée aux tables basses, une demi-douzaine, chacune encadrée par deux petits canapés de cuir sombre, si bien qu’on ne pouvait se tenir qu’à quatre dans chacun des espaces clos qu’ils délimitaient, et de façon assez inconfortable. »
En fait, Amaury, avec la complicité de Maryse, avait tendu un piège à Priscilla, sous la forme de deux chasseurs de têtes (pitoyables) censés lui faire passer un entretien d’embauche.
« Le majordome (encore un autre, dépêché pour l’occasion) s’avança vers elle et lui indiqua la table qui lui était réservée. Je m’en fous, se dit-elle, de ce que peuvent comploter ces deux-là. Puis elle prit son courage à deux mains et se rendit jusqu’à la table basse où l’attendaient les deux guignols.
– Bonsoir, dit-elle en s’asseyant, sans trop oser regarder, à ce stade, les deux types engagés par Amaury.
– Bonsoir, dit celui qui était placé à sa droite et qui était le plus vieux. Vous voulez boire quelque chose ?
– Eh bien…
– Une bière, dit-il à la serveuse dévêtue qui s’avançait vers eux.
Elle renonça à dire qu’elle n’aimait pas la bière, ça ne ferait que les ***, mais s’attarda à contempler les *** de la serveuse qui s’en retournait vers le bar, une grande blonde joliment ***. Une fois la fille revenue et la commande apportée, l’autre type s’empara de la 33 centilitres et la lui tendit, tout en lui demandant, d’un ton extrêmement courtois : – Vous plairait-il de me la ***, avant que de vous l’### ?
Qu’à cela ne tienne, pépère, se dit Priscilla, ça commence bien… »
À suivre…
Prochain épisode : Le souvenir d’Anaïs Nin