Emmanuel Burdeau
ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma
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Billet de blog 21 janv. 2014

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Total BS : Notes sauvages sur Ben Stiller

La Vie rêvée de Walter Mitty est sorti le 1er janvier. Ce n'est pas le meilleur film de Ben Stiller. Qu’importe : ceux qui suivent les aventures de l'acteur et du réalisateur y trouveront amplement de quoi alimenter et prolonger leur réflexion sur son travail.

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La Vie rêvée de Walter Mitty est sorti le 1er janvier. Ce n'est pas le meilleur film de Ben Stiller. Qu’importe : ceux qui suivent les aventures de l'acteur et du réalisateur y trouveront amplement de quoi alimenter et prolonger leur réflexion sur son travail.

Walter Mitty raconte une histoire familière, celle d'un homme qui part à la recherche d'une image dont il suppose qu'elle est cachée très loin, dans quelque confin depuis lequel il doit la ramener jusqu'au cœur de la civilisation. Walter Mitty (Ben Stiller) est iconographe pour le magazine Life, lequel s'apprête à devenir entièrement numérique. Il lui revient d'apporter à la direction le cliché, qu'a pris un insaisissable photographe globe-trotter interprété par Sean Penn, prévu pour faire la couverture du dernier numéro papier. Or ce cliché est perdu, il a été égaré. Peut-être n’existe-t-il pas. On l’ignore. Le timide iconographe, habitué à rêver sa vie plutôt qu'à la vivre, va devoir aller le chercher.

L'idée du film, c'est celle de la nouvelle écrite par James Thurber — disponible ici dans sa version originale —, celle aussi d'une première adaptation, réalisée en 1947 par Norman Z. McLeod, avec Danny Kaye en Mitty. Comment passer du rêve diurne — daydream, dit bellement l’anglais — à la réalité. Non pas en annulant le rêve, mais en faisant que le rêve lui-même devienne réel, que Mitty devienne un aventurier. Comment passer de l'image au réel, comment faire passer l'image dans le réel. Comme prouver la vérité de l'image. Faire en sorte qu'elle rejoigne le réel, qu'elle devienne vraie, sinon le vrai lui-même. Mitty avait l'habitude de s'imaginer en astronaute, ou sauvant sa belle des flammes, ou escaladant des glaciers… : désormais il va le faire pour de bon.

Il ne s'agit pas d'opposer le " cinéma " et le " monde ", de dissiper les mirages du premier dans la dure réalité du second. Rien de binaire. Il y a une niaiserie new age dans le film, celle d'un type coincé devenant un héros au contact des grands espaces, des peuplades sauvages et de l'air des cimes. Niaiserie de l'appel à l'authentique, d'autant plus prononcée que Walter Mitty est à peine une comédie. Mais il y a aussi une fidélité de Stiller à lui-même. C'est ce qui nous intéresse ici. Cette histoire, celle d’une image perdue et qu’il faut retrouver, d'une image plongeant profondément dans les racines du vrai jusqu'à devenir le vrai lui-même, d'une image à laquelle on atteint par une remontée dans l’espace et dans le temps, cette quête d'une sauvagerie originelle de l'image — cette histoire et cette quête sont les siennes. Elles sont l'objet de tous ses films en tant que réalisateur.

Refaisons le parcours :

• Reality Bites (1994). En français Géneration 90. Film indépendant décontracté de peu d'intérêt, mais dont le titre indique déjà le danger d'une morsure. Son seul drame est le montage d'une émission de télé intitulée In Your Face, remontage-charcutage plutôt, à la façon de MTV, après quoi le personnage interprété par Winona Ryder passe des journées de désespoir, affalée sur son canapé, à regarder la télé et notamment des infomercials, des programmes d’amélioration personnelle qu’on retrouvera à l’identique dans le film suivant. Reality Bites, In Your Face : ça mord, ça frappe. L'objet du cinéma de Stiller est l'image, la télévision, mais l'image qui mord, l'image qui frappe. L'image dans ta face. L'image qui prend corps, l'image comme corps.

• The Cable Guy (1996). En français Disjoncté. Comédie essentielle. Grand rôle de Jim Carrey. Débuts ou à peu près de Judd Apatow, qui en est le co-scénariste, bien que non-crédité comme tel, après avoir été le complice de Stiller sur son Show (1992-1993) de Fox. Le personnage de Carrey est le zappeur ultime. Destin récurrent de l'acteur : il est l'homme devenu tous les programmes qu'il a ingurgités étant enfant ; l'homme qui caresse langoureusement les murs pour repère l'endroit idéal où y faire un trou pour installer le câble ; l'homme mimant une télécommande comme ailleurs Clint Eastwood un flingue (main nue, juste un doigt pointé) ; l'homme qui appelle la télé the babysitter, parce que c'est devant elle que sa mère l'abandonnait jadis, les soirs nombreux où elle partait draguer en ville. « Television man… Television man tell me what I am » : la chanson des Talking Heads est pour Jim Carrey, pour Ben Stiller.

Ça se précise : l'image est notre corps. Rien à voir avec les discours en vogue alors — rappelons l’année : 1996 — sur la déréalisation par la faute de la télévision et du cinéma. Rien de plus réel que l'image, pour Stiller. Il sait de quoi il parle, il est tombé dedans étant petit : enfant de la balle, fils du duo comique Stiller & Meara, à la fois beau gosse et clown, sosie de Tom Cruise et tête de chou. Rien de plus réel que l'image, mais il y a quand même un paradoxe : plus les procédures technologiques sont sophistiquées — le câble, en l'occurrence, l'antenne parabolique… — et plus le corps que l'image invente est sauvage, originel, ancien, premier. Plus c'est moderne, plus c'est primitif. Voir, par exemple, l'extraordinaire scène de tournoi médiéval, où la folie se poursuit en apparence, mais en apparence seulement, loin de celle du zapping. Se souvenir aussi — pour plus tard, car cela mériterait une étude à part entière — du procès des frères Sweet entièrement suivi dans le film à travers la télé. Et pour cause, c'est le procès de deux anciens enfants stars du petit écran, tous deux joués par Stiller, dont l'un est accusé d'avoir tué l'autre : cannibalisme télévisuel où le frère tue le frère, où le double veut être unique, où l'innocence devient haine, où Sweet veut dire Hard.

• Zoolander (2001). Autre jalon essentiel. On croirait l'histoire adaptée du Glamorama (1998) de Brett Easton Ellis. Peut-être l’est-elle en effet. Derek Zoolander (Stiller), mannequin débile mais « really really really good-looking », pur produit, publicité, logo et photo vivants, est impliqué malgré lui dans une affaire de terrorisme international. La mort, pour lui, pourrait être au bout du podium, à l’endroit où s’arrête la scène… Terrence Malick, qui n’a pas toujours tort, vénère ce film. Grande scène — il y en a d'autres —, celle où Derek Zoolander et son ex-rival et désormais acolyte joué par Owen Wilson tombent nez à nez avec un ordinateur Apple période ronde, période orange. Rappelons l’année, pour cela et pour ce qui suit : 2001. N'ayant aucune idée de ce qu'est cette chose, comment l’allumer, quoi faire avec…, les deux models se mettent à danser autour d'elle, à taper dessus, à pousser de petits cris simiesques. Exactement comme trente ans plus tôt les primates s’agitaient autour du monolithe noir de 2001, l'Odyssée de l'Espace.

Chez Stiller, c'est par la technologie que l'homme régresse, redevient sauvage. Celle-ci agit sur lui comme un flash, comme une révélation : la machine est toujours à remonter le temps… Il faut se souvenir de cela encore quand on voit Walter Mitty : Derek est ignare, mais il a eu vent de la croyance aborigène selon laquelle la photographie, loin d'être une opération innocente, équivaut à un rapt d'âme. Il y va donc, quelque part, d'une sorcellerie. Au milieu de tant d’autres, un extrait de Ma Sorcière bien aimée traverse d'ailleurs l'écran de The Cable Guy, et Larry Tate — le patron de Jean-Pierre, le mari de la sorcière — est l'un des alias de Jim Carrey. Publicité & hypnose, conditionnement & ensauvagement, ordinateur & préhistoire : voilà Stiller.

• Tonnerre sous les tropiques (2008). Le chef d'œuvre de Ben Stiller à ce jour. On tourne quelque part à Asie le film de guerre le plus cher de l'histoire. Les stars se soucient plus de leurs sponsors que du film. A bout, le réalisateur décide de pimenter les choses en les lâchant dans la jungle, pour de vrai. Façon télé-réalité : les acteurs seront simplement suivis par de petites caméras DV disposées un peu partout, dans les arbres, cachées dans l’herbe… Hic : le réalisateur saute sur une mine — française !, du temps de l’Indochine —, et nos stars se retrouvent à errer seules, persuadées de continuer à jouer, alors même que l'équipe a perdu tout contact avec elles.

Trois repères dans cette jungle :

— Le premier, c'est l'acteur Kirk Lazarus génialement joué par Robert Downey Jr., assez pénétré de son rôle de soldat noir pour avoir subi une opération de pigmentation de la peau avant le tournage. Déjà recompensé par plusieurs Oscars, Lazarus aura le plus grand mal à abandonner son accent et son bagoût « noirs ». Il évoquera volontiers la mémoire de l'esclavage, chantera le blues, proposera à ses camarades de leur cuisiner des écrevisses… Imagine-t-on meilleure parodie de la Méthode, possession plus extrême d'un corps par un rôle ?

— Le deuxième, c'est Tug Steegman, acteur interprété par Stiller lui-même, athlète en mal de reconnaissance et en recherche de crédibilité, donc tout prêt à vivre jusqu’au bout l’expérience. Au point de s'aventurer seul dans la jungle, d'y tuer par mégarde un panda, cet animal dont il défend par ailleurs la cause — savoureux inserts de photos publicitaires —, de se faire ensuite un masque de sa peau et, passé définitivement de l'autre côté, d'affirmer à son agent qui, joint par téléphone satellite, s'inquiète : « I am the set ». Je suis le cinéma, je suis la jungle. Je suis le plateau, je suis le tournage. J’ai effacé toutes les médiations, je me suis métamorphosé. Je suis devenu une bête, je suis devenu l’image.

— Le troisième, c'est Steegman toujours, cette fois fait prisonnier par de dangereux trafiquants de drogue, devenus tout à coup cléments lorsqu'ils reconnaissent en lui l'interprète du héros de Simple Jack, jeune débile rural au cœur d'or mais aux nombreux malheurs. Avec trois fois rien, ils le produisent sur scène pour le plus grand bonheur de leurs troupes — non sans le maltraiter dès qu'il rechigne à s’exécuter. La régression, la possession sont achevées, ou quasi. De la superproduction hollywoodienne à l'essai de cinéma-vérité ou de télé-réalité. Puis de là à la disparition de la caméra : « I am the set ». De là encore à un théâtre de fortune, originaire, primordial. De Hollywood à la jungle. Du rêve d'obtenir un Oscar — raté de peu pour Simple Jack, échec dont Lazarus connaît la raison profonde : il ne faut jamais jouer des débiles complets — à la statuette mythique refaite avec quelques brins de paille par l'enfant d'un des trafiquants. De la star au déchet, ou au saint : Steegman est désormais cela, les deux à la fois, celui qu’on révère et celui qu’on conspue.

Il ne faut pas comparer Tonnerre sous les tropiques à ses contemporains de la comédie américaine. Il faut penser à une version gigantesque de Werner Herzog ou de Jean Rouch. Il faut penser à la vérité extatique que le premier vante depuis toujours. Il faut penser à la transe recherchée et souvent atteinte par le second. L'art de Stiller est à son tour une sorte d'extase, une sorte de transe. Incorporation des rôles, devenir-physique de l'image qui est en même temps un retour en arrière dans le temps historique. Remontée à la fois méthodique et délirante jusqu'à une (non-)scène de possession originelle. Recherche d'une scène primordiale pour théâtre ancestral, chamanique, divinatoire. Cinéma-nature, théâtre-nature. Il faut voir Tonnerre sous les tropiques comme l'une des modalités du nouveau primitivisme qui aura marqué le cinéma des années 2000, à rebours mais aussi grâce aux avancées du numérique.

La Vie secrète de Walter Mitty ne retrouve certes pas cette fureur : Stiller a voulu paraître sérieux, il a voulu être digne, émouvoir… On peut toutefois arracher le voile de sa niaiserie et voir comment son travail s'y poursuit. C'est la quête d'une image de l'autre côté du monde. Non pas dans les bureaux en verre de New York, mais en Islande puis sur les plus hauts sommets du monde. C'est l'absence de contradiction réelle — point capital — entre un générique fait par ordinateur, avec les crédits s'affichant dans New York, un peu à la manière du générique de Panic Room de David Fincher, et l'aspiration à une nature délivrée des ordinateurs, des machines, peut-être même de l'écriture. C'est ce moment, naïf mais beau et très significatif, où le photographe globe-trotter enfin retrouvé explique à Mitty qu'il lui arrive de ne pas prendre une photo, de regarder dans l'objectif mais de ne pas appuyer — ce qu'il est précisément en train de (ne pas) faire, avec un léopard des neiges. On peut parfois vouloir s'abstraire du sortilège de l'image. Ou bien, autre explication : on peut être pris par une image sans avoir forcément besoin de la prendre.

Ces notes restent incomplètes. Il faurait remarquer encore que Stiller, même dans les films qu’il ne réalise pas, interprète souvent des vendeurs, des commerciaux, de tout petits entrepreneurs du rêve américain, et que bien souvent on le découvre directement à l'image, en train de vanter ses produits, d'en faire la publicité — tout comme ses films s'ouvrent volontiers par des bandes-annonces, un film dans le film… Il faudrait parler de son étrange athlétisme, dans Tonnerre sous les tropiques mais aussi dans Dodgeball, par exemple : est-ce l'image qui s'incorpore ou est-ce le corps, plutôt, qui se statufie, devient un poster, une réclame ?

Il faudrait parler du Ben Stiller Show, des imitations de Bruce Springsteen et de Tom Cruise, de la parodie en fantômes — avec bandelettes — de Maris & Femmes de Woody Allen, du grand sketch Oliverstoneland. A partir des grands succès d'Oliver Stone — Né un 4 Juillet, The Doors… —, Ben Stiller imagine un parc d'attractions délirant à la fois le cinéma et l'Histoire. Réalisant une nouvelle fois un devenir-vrai du spectacle. Comme si l'Histoire revenait à l'Histoire, sous une forme différente, après être passée par le cinéma. Comme si délire historique et délire spectaculaire ne faisaient plus qu'un. Il faudrait parler, enfin, des frères Farrelly, sous la direction desquels Stiller a tourné plusieurs fois et qui poursuivent également une sorte de monstruosité — laquelle n'a pourtant que peu à voir avec celle des films réalisés par Stiller. Ce serait d'autres notes, qui rappatrieraient Stiller et les siens dans l'espace, lui-même quasi vierge, d'une Histoire de la comédie américaine.

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