Quand il y a un flou, c'est qu'il y a un loup. Les propos tenus par Marc Schwartz devant la commission des affaires culturelles de l'Assemblée Nationale, le 26 septembre 2018, venu présenter le projet de loi réformant la distribution des journaux suscite un tel sentiment. Il faut dire qu'il s'agit de mettre fin au système coopératif créé à la Libération qui donne à chaque éditeur une voix et impose la distribution de tous les titres sans exception . « Nous sommes aujourd’hui dans une économie administrée qui a donné des résultats pendant une période très longue et qui donne aujourd’hui des résultats contre-productifs, considère Marc Schwartz, conseiller à la Cour des Comptes. Le statut coopératif obligatoire crée des effets pervers et.. les inconvénients et les travers sont aujourd’hui supérieurs aux avantages qui peuvent découler de ce système ».
Des déclarations qui ne manquent pas de sel quand on sait que le même homme a défendu, depuis dix ans, ce système au cabinet Mazars, au conseil supérieur des messageries de presse, à l'Elysée comme conseiller Culture sous Emmanuel Macron, chez Françoise Nyssen comme directeur de cabinet, et enfin comme chef d'orchestre du plan de sauvetage des messagerie Presstalis en 2018.
Les pouvoirs changent mais les hommes qui continuent d'exercer les mêmes prérogatives restent. Le nouveau monde a ses limites...
Marc Schwartz reconnaît qu'aujourd'hui, que grâce à loi de 1947 dite Bichet « tout acteur peut adhérer librement à une coopérative et distribuer ses titres de la manière qu’il le souhaite dans tout le réseau ». Ainsi, un député, ex-ministre PS, comme Thierry Mandon a pu créer l'Ebdo et demander à Presstalis de le distribuer. Demain, de telles expériences pourraient ne plus avoir lieu car Marc Schwartz propose de remplacer « le système coopératif obligatoire par un mécanisme de droit à distribution. » Une sorte de permis de vendre que des autorités décideraient d'accorder ou pas. Selon des critères non encore arrêtés.
Il s'agit clairement d'une restriction des libertés que le Conseil Constitutionnel pourrait sanctionner.car l'article 11 de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme assure que « la libre circulation des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux ; tout homme peut donc parler, écrire, imprimer librement... » Et, par voie de conséquence, à être distribué, sans restriction.
Récusant tout procès d'intention, Marc Schwartz soutient que des principes comme « la liberté de diffusion, l’impartialité et l’indépendance et le pluralisme de la presse d’information » seront inscrits dans la loi. En fait, la reconnaissance de ces libertés publiques paraît superflue pour de nombreux juristes car ce sont des principes généraux du droit.
Moins de règlementation
Si Marc Schwartz reconnaît que « le Conseil national de la Résistance avait voulu assurer l' indépendance de la presse à l’égard de l’Etat, des puissances de l’argent et des influences étrangères », il faut quand même tourner la page. « La philosophie, vous l’avez compris, de ce projet est assez simple. Je la résumerai en disant des principes législatifs forts, plus de régulation mais moins de règlementation. » Tellement moins que nul ne sait, à ce jour, comment seront régis les rapports entre les éditeurs de presse et les futures messageries ou les sociétés privées qui s'y substitueront.
«On remplacerait le système de la coopérative par une protection juridique et une garantie de non-discrimination, assure t-il. Une distribution par des sociétés qui ne seraient plus des coopératives ou qui pourraient être des coopératives si elles le souhaitent seraient agréées par le régulateur sur la base d’un cahier des charges . Le régulateur fixerait un cahier des charges avec un certain nombre d’obligations et serait à même de vérifier que ce cahier est respecté ou pas. Donc on change de système, ça, c’est tout à fait clair ».
Le permis de distribuer sera donc accordé à une coopérative ou une société privée. Un éditeur pourra négocier directement avec les messageries de presse ou choisir de passer par un grand groupe qui lui assurera sa protection mais dont il dépendra. A service égal, personne ne pourra être discriminé mais les grands groupes pourraient demander à bénéficier d'un service à la carte.
Le Figaro paiera t-il plus pour être mieux traitement que Le Monde? Comment éviter qu'une guerre fratricide entre puissants ne cause la dévastation chez tous les éditeurs moyens ?
Aujourd'hui, Le Figaro se voit appliquer le tarif des quotidiens pour Le Figaro Magazine ou Le Figaro Madame comme Le Monde pour M., ce dont se plaignent les magazines. Qu'en sera t-il demain ? D'autres publications bénéficieront-elles de ce traitement privilégié ou pas?
Un magazine qui vend moins de 100000 exemplaires est généralement distribué dans 12 000 points de vente. Les nouvelles messageries lui imposeront t-il d'être vendu dans 6000 points de vente. Voire moins. Comme cela se passe dans le livre où seuls les grands tirages ont droit à l'ouverture du réseau.
Fin de la neutralité de la presse
Autre question cruciale non tranchée, celle de la péréquation c'est-à-dire de la cotisation obligatoire imposée à tous les titres et reversée au profit des quotidiens nationaux dont les coûts de distribution sont bien plus onéreux que les magazines. Initialement, Marc Schwartz voulait l'imposer à la presse d'information politique et générale, puis aux magazines inscrits à la commission paritaire et il pense aujourd'hui élargir le cercle des assujettis. Le gouvernement prendrait-il conscience que moins il y aura de titres admis dans le futur système de distribution, moins il y aura d'argent pour la presse nationale ? Marc Schwartz doit sûrement se souvenir du temps où, en charge de la mise en place de la péréquation, il n'avait pas voulu intégrer TF1 et M6 qui confiaient la distribution de leurs produits aux messageries ?
Ce projet de loi qui semble aller dans une seule direction, celle de la restriction des libertés. Le principe de neutralité de la presse sera supprimé. Un marchand de presse n'aura plus l'obligation d'accepter tous les titres . Quelles que soient ses orientations politiques, morales ou confessionnelles. Qu'il soit écologiste ou pas, sympathisant du Front National ou de la France insoumise, athée ou intégriste, homosexuel ou adepte de la Manif pour tous.
« Il n’est pas normal dans ce système, je l’ai dit assez clairement, assez franchement, qu’un marchand de presse … n’ait pas son mot à dire sur la liste des titres qu’il reçoit et sur les quantités qu’il reçoit » a affirmé Marc Schwartz devant les députés. Il faut, selon lui, instituer « une sorte de dialogue commercial » avec le marchand « car c’est lui qui connait bien au fond la zone de chalandise et la capacité à vendre tel ou tel titre».
Pourtant, dans un dialogue entre un fournisseur est un détaillant, c'est toujours le plus puissant qui impose ses choix. La règle se vérifiera une fois de plus et ceux qui paieront davantage seront mieux servis. Le marchand assurera forcément une meilleure mise en place des journaux qui le rétribueront davantage et écartera les autres. Si l'Etat avait voulu venir en aide aux marchands de presse, il ne mettrait pas en place ce « dialogue commercial » entre le fort et le faible, il se préoccuperait de la hausse de leurs rémunérations en les liant aux aides qu'il verse aux journaux, aux oligarques de la presse, comme aux messageries Presstalis. Et il ne resterait pas silencieux devant la stratégie de Presstalis qui veut confier la vente des journaux et de magazines à des chaînes d'hypermarchés comme System U. Ce qui accélèrera encore la disparition des 22000 points de vente réellement professionnels. Pour un lecteur, cela revêt un sens d'acheter un titre dans une librairie, un café spécialisé, voire un espace de coworking, cela n'en a aucun de le retirer chez Franprix ou Carrefour.
La tutelle de l'Arcep sur la presse
En fait, la loi consiste détruit le système actuel et confie sa reconstruction à un organe de régulation qui pourrait être spécialement créé pour tenir compte des particularités de ce marché essentiel à la vie démocratique. Mais on, il est choisi, et il s'agit de l’Arcep qui deviendrait, selon Marc Schwartz « l’Autorité de régulation des commissions électroniques des postes et de la presse ou de la distribution de la presse ».
L'exemple du CSA démontre que le transfert des compétences à une instance présumée indépendante, revêt une certaine efficacité sur le plan politique car elle rompt le cordon ombilical qui lie l'Etat aux médias. Dans la pratique, elle permet aux pouvoirs publics de se désengager virtuellement tout en se gardant la possibilité d'agir en sous main. On se souviendra que le CSA n'a pas lancé de nouvel appel d'offres quand une nouvelle société comme Vivendi a pris le contrôle de Canal+ et qu'il n'a rien pu faire quand la rédaction de itélévision a été, dans sa quasi intégralité, licenciée.
L'Arcep est elle, par ailleurs, réellement légitime pour exercer une tutelle sur la presse française ? Que dire de sa discrétion sur le combat mené par les sites d'information, initié par Mediapart, pour bénéficier d'une TVA réduite ? Ou de son silence sur les tarifs prohibitifs imposés par les kiosques numériques à la presse (75% du prix de vente des abonnements)? Ils sont pourtant contraires aux règles de la concurrence et ont conduit Le Point ou Le Monde à refuser ce diktat financier.
La presse, dans son ensemble, devrait s'interroger sur cette question car c'est l'organe de régulation qui « fixera des règles en terme de distribution, de prise en charge des quotidiens ou pas, de règles de livraison» .
Rien n'est non plus prévu dans cette nébuleuse législative sur les abonnements qui permettent encore aux journaux de rester encore debout grâce à la publicité qu'ils génèrent. Ni sur la possibilité pour les messageries de constituer des kiosques numériques où leur avenir se joue aussi.
« Tout n’est pas prévu jusqu’au moindre détail et il faut simplement faire confiance que le législateur pose des principes qui sont forts, comme la Constitution l’invite à le faire, concède Marc Schwartz sans ironiser. Et, c'est en termes sibyllins qu'il annonce la mort des messageries de presse françaises. « Le dispositif, que je vous propose, permet à terme une ouverture du marché et donc l’arrivée de nouveaux entrants dans la distribution de la presse. La dirigeante de Presstalis voit bien qu’il y a un risque pour elle...»
La date du décès est même fixée au deuxième semestre 2021, date de la publication du décret d'application de la loi . « Il faut disposer d’une période de transition qui soit suffisamment longue pour permettre ces évolutions sans heurt majeur mais qui soit suffisamment courte pour éviter la survenance d’une nouvelle crise de la distribution de la presse dont nous ne sommes jamais complètement à l’abri, explicite Marc Schwartz pour expliquer ce report..
Des préavis en cascade
Comment, dans de telles perspectives aussi incertaines, imaginer que le marché ne soit pas inquiet. Prenant ses distances avec le projet, Louis Dreyfus, directeur général du Monde, a déclaré, devant l'association des journalistes médias, son « attachement au système coopératif ». Un tiers des éditeurs a déjà donné son préavis de départ de Presstalis et leur nombre s'accroît de jour en jour. Des éditeurs qui avaient cru au plan de relance et signé le protocole de conciliation de Presstalis du tribunal de commerce ont aussi manifesté leur intention de partir. Signe du trouble ambiant, les MLP, le concurrent, dont la situation financière ne pose pas problème, ont aussi reçu quelques lettres de préavis. Les éditeurs savent aujourd'hui que le gouvernement a acté la disparition des messageries de presse et ils sont nombreux à prendre leur précaution pour être prêt le jour où il faudra transférer les titres dans une autre société. Ne pas le faire constituerait une faute de gestion.
Le contexte général n'est pas, non plus, de nature à les rassurer. Les comptes consolidés de Presstalis 2017 et les perspectives 2018 sont très préoccupants. L'entreprise qui emploie 1618 personnes a dégagé, l'an dernier une perte d'exploitation de 24 millions et un résultat net négatif de 54,8 millions d'euros pour un chiffre d'affaires de 374,5 millions d'euros. L'entreprise avait été incapable de payer ses charges sociales pour un montant de 6,8 millions d'euros. Depuis le début de cette année, l'entreprise reste sur la même pente: le volume des ventes accuse une baisse de 9,8% en volume et de 6,8% en valeur.
L'entreprise vacille de nouveau. Dans cette tourmente, la coopérative des magazines a manifesté le 1er octobre sa solidarité avec Michèle Benbunan, pdg de Presstalis, qui, dans un tel contexte, se bat contre les éléments. Elle affirme que dirigeante « a su remplir dans un contexte particulièrement difficile les objectifs fixés dans le cadre du plan de retournement de la situation ». Le plan ayant étant homologué le 14 mars 2018, énoncer un tel satisfecit semble prématuré sauf s'il est dicté par la gravité des événements.
Le report de deux ans pour contourner Bruxelles
L'entreprise ne se redresse donc pas et l'Etat sait qu'il devra, une nouvelle fois, renflouer sa trésorerie. Or, Bruxelles interdit de telles aides publiques. C'est d'ailleurs la raison ce qui a conduit les pouvoirs publics à accorder, cette année, à Presstalis 90 millions d'euros de prêts et non de subventions. En sachant qu'ils ne seront pas, comme les précédents, remboursés. Une procédure de sanction sera, à coup sûr, engagée contre la France si ce soutien public est renouvelé. Pour contourner l'obstacle européen, le gouvernement a, d'après nos informations, décidé de faire disparaître Presstalis tout en continuant à financer l'entreprise aussi longtemps que la loi ne sera pas effective. La procédure européenne sera donc plus facile « à traiter » avec Bruxelles quand elle arrivera à son terme car la société aura cessé d'exister. Et, c'est cela qui explique le report de deux ans. La manoeuvre a déjà été couronnée de succès dans le passé avec le cas de la SNCM, l'entreprise de ferrys corse qui avait perçu des millions d'euros avant de cesser son activité..
Elle aurait pu encore parfaitement fonctionner dans l'univers de la presse si un projet de loi n'avait, par ses incertitudes qu'il dégage, déclencher un vent de panique chez les éditeurs.