Un poing bien serré en plein dans le ventre.
Ca fait mal, et pourtant ce n’est pas le premier. Elles nous en ont mis déjà des claques les copines, les connaissances, les sœurs, les militantes, les amies, les amies d’amies. Pas assez faut croire. Ca piquait toujours un peu. Parfois on se sentait con. D’autres fois, on leur en voulait secrètement de casser l’ambiance. La bonne ambiance des soirées progressistes, bien au chaud entre nous, où l’on ne s’encombre pas d’un mot en trop, d’un geste équivoque, d’une proposition déplacée. On se connaît, on pensait pas à mal. On pense jamais à mal. Ou, variante : on va pas se flageller non plus !
C’est vrai quoi. C’est pas nous qui l’avons inventé ce système patriarcal. On baigne dedans. On y est plongé depuis notre premier braillement de petits mâles. Alors oui, parfois, on a pu s’y vautrer. Par négligence uniquement. Mais l’intention, elle, n’était pas mauvaise. On n’est pas ce genre de personne. Jeunes et progressistes, c’est quand même pas difficile de faire la différence avec vieux porc réac.
Non ?
Le temps de se rassurer, on peut passer à autre chose. Jusqu’au prochain dérapage, toujours plus ou moins contrôlé, toujours plus ou moins excusable. Il faudra alors, toute honte bue, se refaire le même cinéma.
Ca aurait pu s’arrêter là. Mais elles, elles ont décidé qu’elles lâcheraient pas le morceau. Et elles ont frappé en plein dans le plexus, histoire qu’on ait besoin d’un peu de temps pour reprendre notre souffle, et pour y repenser encore une fois par la même occasion.
Je dis nous parce que pour la première fois, je me suis senti directement visé par un mouvement de libération de la parole, un mouvement de dénonciation. Le petit film du mec progressiste ne fonctionnait plus. Plus de bobine. Que du vide.
Pourquoi ce vertige? Pourquoi se sentir piteusement concerné par des récits qui n’ont rien a voir avec moi. Ces récits de contraintes, d’agressions, de violences. Jamais rien connu de tout ça.
Et pourtant je suis bien obligé de faire face. Même convaincu, même féministe, même progressiste ou tout autre qualificatif censé assurer au monde que non, nous ne sommes pas du mauvais côté de la barrière, il faut bien le reconnaître : des comportements de gros porc moi aussi j’en ai eu.
Notamment en situation de pouvoir ou de responsabilité. Rien de comparable avec ceux qui défraient la chronique. Mais il n’est pas besoin d’être criminel ou de commettre des actes pénalement répréhensibles pour faire du mal, ouvrir des blessures ou en raviver d’anciennes.
Dans ce cas, bien obligé de faire face et plaider coupable. Coupable pour cette fois où j’ai préféré traiter discrètement d’un problème de violence sexiste au sein d’une organisation que je dirigeais. Ce que je nommais de l’apaisement ne faisait que mettre du gros sel sur des plaies ouvertes. Coupable aussi pour cette fois ou j’ai profité du dévouement – oui parce que pour les femmes on dit dévouement, pas travail acharné – d’une camarade pour briller en faisant mine d’oublier la part de lumière qui aurait du lui revenir. Coupable pour cette fois où j’ai préféré sourire poliment aux blagues d’un collègue qui rabaissait une collaboratrice plutôt que de prendre son parti ; où je suis resté sur la rive bien confortable des dominants qui vont pouvoir penser à autre chose d’ici deux minutes. Coupable aussi pour ces fois où j’ai confondu la drague et l’insistance, l’assurance et l’intimidation, le charme et la domination.
Ce texte n’est pas une confession. Juste un témoignage qu’il n’est pas nécessaire de ressembler à la caricature du porc lubrique pour contribuer insidieusement, de temps à autre, sans y prendre garde, à la perpétuation d’une domination millénaire. De temps à autre. Ca passe vite et ça s’oublie. Mais les blessures, elles restent. Elles s’accumulent.
Je dois à l’honnêteté de reconnaître que ce texte aurait été moins facile à écrire si je n’était pas sûr d’une chose : je ne connais pas un homme de mon entourage, notamment qui ait été en situation de pouvoir ou de responsabilité, à tout degré, qui puisse affirmer, tout de go, sans aucun doute ni aucune réserve, qu’il n’est pas concerné.
Je ne parle pas de se dire féministe. Je ne parle pas non plus d’agir au quotidien avec vigilance et attention pour ne pas reproduire de comportements dominants. Je ne parle pas de toutes les preuves que l’on se donne et que l’on donne aux autres de la sincérité de notre engagement.
Je parle de ne s’être jamais rendu coupable ou complice d’un acte dont la conséquence directe ou indirecte a été le rabaissement d’une femme, parce que c’était une femme.
Pas de confession donc, parce que ce n’est pas de notre rachat ou de nos excuses dont il est question.
L’enjeu c’est que ça s’arrête. Que plus une blessure ne soit ouverte pour cause d’appartenance de sexe.
Pour cela, je crois qu’il faut d’abord que nous regardions cette réalité bien en face, sans s’autoriser à détourner le regard. Et ensuite que nous acceptions que prendre notre part à cette libération réclame plus d’efforts qu’un simple soutien. Cela exige un pas supplémentaire : celui d’accepter de retourner une partie de cette violence latente contre nous.
Nous faire violence pour intervenir dans toutes les situations qui nous paraissent anormales, même si notre intégration dans le groupe est en jeu. Nous faire violence pour ne pas accepter des lauriers dont une part est destinée, légitimement à d’autres, notamment lorsque ce sont des femmes. Nous faire violence pour préférer nous effacer discrètement plutôt que vouloir absolument vérifier si notre charme ravageur fonctionne dans toutes les situations. Nous faire violence pour cesser de faire passer pour de la maladresse ou de la balourdise ce qui s’appelle du sexisme ordinaire.
Ce n’est pas grand-chose finalement en comparaison des flots de douleurs auxquels nous avons assisté. Certes nous ne sommes pas responsables d’un système qui nous a précédé. Mais si nous étions aussi peu coupable que nous aimons le croire – et que les plus impudiques le brandissent fièrement - nous n’aurions pas autant à déplorer toute cette souffrance qui nous jaillit au visage.
Gageons que, pour une fois, un bon coup de poing bien placé puisse contribuer à faire changer les choses.
Emmanuel ZEMMOUR