Absinthe nous plonge dans un univers chaotique. On ne comprend pas tout d'emblée. Un multivers se développe avec les pages. D'une part, on est confronté à un monde où les dieux, Odin, Yeshoua et consorts, sirotent du gin, prennent, l'avion, etc... On ne sait pas trop qui dirige tout là haut. Zeus, le Seigneur, ou Jah (terme hébreu pouvant désigner à la fois Dieu des chrétiens, juifs et musulmans) ?
"Mais Jah était arrivé de nulle part et avait joué un jeu intelligent. Il avait raconté aux hommes plein de mensonges sur les autres dieux, leur avait fait une peur bleue, et cela avait fonctionné. Un jeu rapide aussi. En quelques milliers d'années, il avait presque conquis l'ensemble du territoire, en renvoyant les anciens dieux à leurs fermes, déserts, collines, jungles et étangs – pour ceux qui avaient eu de la chance. Mais les vieux singes n'avaient pas dit leur dernier mot."
La vue de Jah décline, et certaines divinités, comme Baal ou Pan, ont disparu. Hermès, lui, parcourt le monde, consultant des divinités variées, poussé par une envie de comprendre ce qui se trame. Certains de ces dieux sont peu enthousiastes à l'idée de revenir aux affaires, mais la Pythie, ce laideron devin, préssent un changement...
Dieux ou hommes, femmes ou déesses, les personnages sont plutôt grossiers, les phrases concises. Les conversations et les situations, le plus souvent absurdes, nous renvoient à notre monde, où la pondérance et la philosophie sont tout aussi malmenés. Ça se passe sur tous les continents à la fois, entre New Lagos et Brazilia. New Petersburg joue un plus grand rôle. Elle a été le lieu d'une révolte de drogués et d'obèses considérant que "les mesures de santé publique étaient du fascisme". A part Hermès, toujours sur la route, on suit surtout les aventures d'un éditeur véreux qui va se refaire une santé financière en publiant L'Evangile selon Jésus. Et d'une chanteuse ratée qui devient diseuse de bonne aventure, grâce aux visions que lui procurent le cannabis. Peu importe si elle ne voit que le passé : ses flashs inspirent la confiance chez ses clients.
Le récit est parsemé de catastrophes ou bizzareries qui parviennent sous la forme de dépêches et de chapitres digressifs. Mais le malheur des uns n'est-il jamais de bonne augure ? On est peu ému lorsqu'on apprend que tel chef d'une superpuissance a été trucidé, ou que l'équilibre capitaliste est perturbé par un parasite qui s'attaque à l'argent liquide et à l'or (la monnaie scripturaire, aujourd'hui prédominante, est hélas épargnée).
Bref, Doubinsky nous invite dans un monde à peine plus tordu que celui que l'on constate chaque jour de notre poste d'observation. La réécriture absurde de passages bibliques peut déclencher un sourire ou une réflexion. Y a t-il une sagesse à retenir de ce livre ? Peut-être avec Baiame. Le dieu du ciel d'une partie des aborigènes d'Australie, lorsqu'il énonce : "L'homme va découvrir un nouveau monde bientôt. Son propre monde. Libre. Acceptez cette liberté et il n'y aura pas de problème. Plus de contrôle sur les choses. Une nouvelle ère, fait du passé et du présent. Réunis. Une expérience transparente." . Plus tôt, Tezcatlipoca avait déjà donné semblable avertissement à Hermès. "Vous avez vécun dans le confort pendant trop longtemps, toi et tes amis civilisés. Même votre propre liberté vous fait peur maintenant." Comme si le logos des Blancs pourraient en rabattre devant la sagesse du Sud Global ?
Sébastien Doubinsky, qui vit au Danemark, fait des emprunts à la mythologie, notamment nordique (Ragnarök) et biblique (Absinthe est une étoile jouant un rôle important dans l'Apocalypse). Autrement, les références modernes de Doubinsky sont sans doute anglophones, et elles m'ont échappées à la lecture. Sauf une, cinématographique :
"- Tarantino ! Pensa Sid, déchiré entre la curiosité et la peur d'une balle perdue."
Il y a aussi cette dédicace introductive à Michael Moorcock "sans qui le Multivers ne serait pas le même".
Sébastien Doubinsky m'a précisé que pour la traduction française, il a "pris des pubs francaises (authentiques) des années 60 et 70 au lieu de pubs américaines".
Lire Absinthe permet donc d'approfondir sa culture pub tout en peaufinant ses connaissances en cosmologie. Concernant le style, si je devais absolument l'associer à un autre livre m'étant passé entre les mains, je convoquerais le Cul-de-sac de Douglas Kennedy. En tout cas, Absinthe a peu à voir avec Quién es ?, roman de Doubinsky écrit en français, et dont les phrases à rebondissements, interminables, mais souvent belles, m'avaient conquis.
Je termine avec cet extrait cocasse :
- Si Jésus a vraiment écrit ça, je suis sûr que c'est parfait. Comment le fils de Dieu pourrait-il faire des fautes ?
- Eh bien, l'anglais n'est pas sa langue maternelle. Il doit y avoir quelques mots mal orthographiés ici et là. Il n'est pas sûr que sa grammaire soit correcte non plus.
- Vous savez que je publie du porno et des romans policiers, n'est-ce pas ?