Après qu'elle ait accepté de me parler, Déborah Amselem m'a demandé de repousser la publication de notre échange, car il avait remué chez elle des choses enfouies, au point de provoquer le besoin d'un suivi thérapeutique. Aujourd'hui, elle m'autorise à publier une petite partie de notre longue conversation. Les éléments qu'elle apporte ne sont pas franchement glorieux pour le système judiciaire française.
D'abord, pourquoi acceptez-vous de me répondre ?
Ça fait quelques mois que je vois passer des choses sur moi en me faisant passer pour tout et n’importe quoi. Sauf qu'il n'en est rien. Vous savez, quand on fait des choses quand on est jeune, des choses gênantes... comme là, en l'occurrence être avec Jeffrey Epstein, lui faire des massages... On n'en est pas fier. C'est difficile d'assumer. Maintenant, il faut effectivementvoir la réalité en face: je préfère dévoiler mon passé plutôt qu'on pense que j'ai participé à l’organisation d’un trafic sexuel. Et aujourd’hui cela passe par l’acceptation, d’avoir été manipulée, et utilisée, accepter d’avoir été une victime.
Avez-vous été entendue par la police ou la justice française ?
J'ai été contactée par la police. On m'avait convoqué, j'y suis allée et on devait me faire revenir et il n'y a jamais rien eu.
Et le premier entretien ?
Rien du tout. On m'a fait venir, mais la personne qui devait mener l'enquête n'était pas là. Du coup, ils m’ont dit qu’ils me recontacteraient pour un autre rendez-vous et je n'ai jamais rien eu.
Donc vous-même, vous êtes étonnée par le traitement juridique de l'affaire Epstein en France ?
Oui. Il n'y a rien eu. Rien ne s'est passé en France.
Sauf Jean-Luc Brunel, qui a été appréhendé et qui s'est suicidé.
Oui, voilà. Mais je ne connais pas cet homme en l'occurrence. Je n'ai pas eu de contact avec beaucoup de personnes autour d'Epstein, si ce n'est Ghislaine Maxwell que j'ai effectivement aussi rencontrée et rapidement côtoyée. Sinon je n'ai rencontré personne d'autres. Je ne fais pas partie des personnes qui ont été témoins, ou qui ont rencontré d'autres personnes “importantes”. Je sais qu'en France, il y avait ce Jean-Luc Brunel, qui s'est suicidé aussi. Mais en soi, c'est tout, il n'y a rien eu d'autre. Je ne sais pas s'il y a d'autres personnes en France qui ont été entendues par la justice. En tout cas, je vous dis, on m'a contacté, on m'a dit qu'on me recontacterait, et il n'y a rien eu, pas de suite.
Y compris l'association Innocence en danger, qui est censée s'occuper de cette affaire ?
Les seules personnes que j'ai eues quand toute l'affaire a été dévoilée, que mon nom est apparu dans le carnet noir, c'est des coups de téléphone, énormément, de journalistes évidemment. Mais à cette époque là, je refusais de répondre. Parce que, comme je vous l'ai dit, c'est difficile d'assumer ce qui a pu se passer, et aussi un peu par peur. Parce que quand c'est sorti, je me suis dit, enfin si c'est vraiment des gens très haut placés qui sont mêlés à cette affaire et qu'il peut y avoir des retombées, des réprimandes, des choses. Je ne fais pas partie des personnes courageuses qui ont voulu mener cette bataille et pour moi ce n'était pas une bataille que j'avais envie de mener ou qui me semblait nécessaire dans ma vie. Jusqu'à ce que mon nom soit mêlé en août dernier avec la grande sortie de Monsieur Zoé Sagan qui m'a mêlé à toute cette affaire. D'ailleurs, je lui ai envoyé un message, et il n'a jamais essayé de me contacter. Il romance énormément, il met des noms, il mélange tout. Mais quand il s'agit d'avoir les personnes et d'avoir un autre son de cloche, bizarrement il n'y a plus rien. Donc j'ai porté plainte contre son premier tweet, où il mettait mon nom, ma photo, mon travail, disant que j'étais un agent du gouvernement, c'est absolument hallucinant. Je pense que la plainte a dû être classée sans suite pour diffamation, comme ça le fait tout le temps. J’ai effectivement reçu un courrier du ministère de la justice, pour m’informer que ma plainte était classée « il n’est pas possible de poursuivre en justice l’auteur des faits révélés ou dénoncés car certaines règles de procédure essentielles n’ont pas été respectées lors de l’enquête ».
Pouvez-vous nous dire comment vous avez rencontré Epstein ?
Vous savez, quand on passe par des moments difficiles, la mémoire est très sélective. Il y a beaucoup de choses que j'ai effacées de ma mémoire parce que ça m'arrangeait bien de ne pas m'en souvenir. Je me souviens avoir rencontré une jeune femme mannequin d’origine afro américaine, c’est elle qui a fait le lien avec Epstein. Je ne me rappelle pas de son nom.
J'avais 21 ans, j'étais à New York, j'essayais aussi de vivoter là-bas, tant bien que mal. Je me suis retrouvée à vivre dans des hôtels de SDF, donc c'était une période très compliquée. Mais ce qui est drôle, c'est que jusqu'à présent, je ne me voyais pas victime de Jeffrey Epstein. Aujourd'hui, je réalise qu'en fait, si je l'étais. Parce qu'il savait très bien choisir les personnes qui l'entouraient, à qui il pouvait faire vivre ce genre de choses. Dans la situation dans laquelle j'étais, à 21 ans, essayant d'avoir des papiers pour pouvoir vivre aux États-Unis, c'était facile d'avoir une personne comme moi dans son entourage, et de lui proposer des massages à 200$ la séance. Et en l'occurrence, oui, j'ai travaillé pour Jeffrey : je l'ai suivi pendant quelques mois où j'étais sa masseuse attitrée, on va dire. J'avais 21 ans (la majorité aux USA) et dans mon souvenir de jeune femme, j'ai jamais réalisé qu'il pouvait y avoir des jeunes filles beaucoup plus jeunes. Pour moi, on avait toutes à peu près le même âge. Je n'ai pas réalisé à l'époque ce qui se tramait sous mes yeux.
Epstein pouvait-il savoir que vous aviez fait une formation de masseuse ?
Il n'y a pas de raison. Quand j'étais aux États-Unis, je n'avais pas de papiers, tout était très opaque. Donc il n'y avait pas moyen d'avoir des informations sur moi...
Est-ce qu'il aurait pu avoir des informations sur les personnes qu'il faisait rentrer chez lui ? Peut-être, je ne sais pas, parce que c'est quand même aussi prendre des risques, pour quelqu'un comme lui, de faire entrer autant de personnes.
Avez-vous une idée de ce qu'il faisait à Paris, à Saint-Tropez ? La fête ?
Pour moi, il avait une vie plutôt pépère. Mais après, je sais qu'il avait aussi une vie mondaine. Je n'ai jamais été en soirée avec lui. Mais je sais que d'autres jeunes sont entrées dans des soirées, de ce que j'ai pu lire ou voir. A Saint-Tropez, il avait loué une grande maison, où j'ai passé quelques nuits. Il n'y a pas eu de fête. On n'est pas sorti. On a mangé sur place. Il faisait sa vie, il sortait sans nous.