Au commencement, à l’enfance de l’art, les mains se joignent, tournent l’une sur l’autre, s’agitent et le mur se remplit d’histoires, de bêtes, de cris, d’abstractions fantastiques. Quand les doigts se dénouent du chien vers l’oiseau, du tigre vers le coq, elles sont pour quelques instants privées de sens, morceaux de chair d’où la vie d’avoir trop jailli s’éteint d’un coup.
Sur le mur, tout est pourtant calme.
Plus tard, la salle est remplie d’ombre. Les chuchotements font bruisser l’air sous les bancs et frissonner les rideaux. Soudain un carré lumineux vient découper l’espace et face à soi on ne voit plus que le trou immense fait dans le tangible, un large trou bien net, un rectangle de blancheur écrue. Et le grand monde des petits êtres de cuir et de bois fait son apparition, se déploie magiquement.
Derrière, la lampe est pourtant calme.
L’ombre fait surgir la beauté. La lumière existe parce qu’elle fait exister l’ombre, parce qu’elle crée le petit miracle des silhouettes colorées, des profils plats et ternes qui brusquement s’animent, nourris de lumière. Où vient se poser, se déposer le corps, étranger à la lumière ? Je tiens les baguettes fines, et j’anime. Mouvement et voix sont l’oxygène et le sang ; la lumière passe, inscrit dans le monde, fait la relation à l’autre. Les silhouettes sérieuses en mouvements stylisés font régner les voix qui bruissent. Tu es près de moi, nos voix alternent et s’interchangent, tu bouges et je parle pour toi, je bouge et tu parles pour moi, la parole circule et l’acteur est tous les personnages.
Derrière, le corps est pourtant calme.
En guise de cadeau d’adieu, quelqu’un m’avait offert un petit livre sur les ombres chinoises. Il tenait dans la poche, et j’aimais passer ma main sur sa couverture orange fade. Mais je ne compris pas d’abord pourquoi il m’avait fait ce cadeau, qui ne renvoyait à rien de particulier dans notre histoire commune.
Aujourd’hui je me dis qu’il saluait là, sans amertume aucune, l’illusion amoureuse et combien tout s’évanouit quand on éteint la lumière derrière la toile. Les silhouettes miraculeuses redeviennent profils plats et ternes, les mains se privent durablement de sens de n’être plus, au mur de la chambrée, oiseau, cheval, chien, tigre… mais seulement des mains d’où, pendant un temps plus ou moins long, se sont échappés des cris, des bêtes, des abstractions fantastiques.
Toujours, cette joie de lâcher la proie pour l’ombre.
Emmanuelle Favier, mars 2014
Texte lu dans l'émission "Pas la peine de crier" de Marie Richeux sur France Culture, jeudi 3 avril (vers 45')