Un texte de génie, des comédiens solides, une juste dose d’intelligence et quelques idées : voilà matière à faire un bon spectacle, un de ces spectacles qui consolent des déceptions trop fréquentes, de ces ambitions théâtrales échouant sur l’autel de la démesure.
C’est ce que propose l’adaptation, aussi respectueuse qu’audacieuse, de Madame Bovary par la compagnie « La Fiancée du requin » au théâtre de Poche Montparnasse : respect, dans le choix de rester au plus près de la langue de Flaubert, grâce à l’adaptation très convaincante de Paul Emond, effectuée pour la circonstance et publiée aux éditions « maelstrÖm reEvolution ».
Audace, dans le pari de départ, tant l’écriture flaubertienne se satisfait mal a priori des simplifications, et encore moins des contraintes que l’incarnation risque d’exercer sur elle ; mais aussi dans la forme choisie, celle du cabaret.

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La présence de la musique, ici composée par le metteur en scène et comédien Gilles-Vincent Kapps, était en effet risquée : à de rares exceptions près (notamment l'excellente mélodie de Nino Rota accompagnant les fantasmes chorégraphiés et cinématographiques d'Emma), elle est jouée en direct par les quatre comédiens se répartissant guitares, violon, bandonéon, harmonica et piano d’enfant. Elle s’avère finalement convaincante et pleine de charme malgré une maîtrise un peu inégale – qui d’ailleurs ajoute peut-être au charme – des instruments en question. Les chansons (pour la plupart en parlé-chanté) introduites par Paul Emond auraient pu être irritantes, elles passent la rampe sans problème. L’arrivée de Rodolphe en guitar hero flamboyant aurait pu être détestable, elle est réjouissante.
Car en réalité, outre la réussite de l’adaptation textuelle, ce qui a fait que pas un instant, durant cette petite heure et demie, je n’ai tombé le sourire, c’est l’énergie et la justesse des quatre comédiens. Au centre, Sandrine Molaro campe une Emma rien moins qu’éthérée, tour à tour mutine et terrifiante, épanouie et ravagée, avec une multiplicité de visages vertigineuse. Voletant autour de ses jupes, les trois comédiens masculins changent de rôle sans changer de chemise, imposant chaque fois prestement les codes de lecture aux spectateurs qui n’ont qu’à se laisser embarquer. C’est ainsi que Gilles-Vincent Kapps peut incarner avec la même force de conviction la bonhomie suffisante d’un Homais et la séduction contrôlée d’un Rodolphe, tandis que la mère de Charles Bovary devient sans problème Léon aux yeux si doux, sans quitter les chausses de Paul Granier (en alternance avec Félix Kysyl). Quant à David Talbot, qui incarne Charles Bovary avec exactitude, l’œil et la moustache idoines, on le savoure aussi, notamment, dans le rôle du préfet Lieuvain lors de la fameuse scène des comices agricoles.
Cette scène, comme celle du carrosse battant la campagne normande avec les deux amants – Emma et Léon – à son bord, est une parfaite illustration de la réussite conjuguée d’une adaptation intelligente, d’une mise en scène adéquate (par Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps) et d’un jeu bien dosé. Deux chaises font le balcon du grenier, un micro crooner crée l’espace en contrebas, et l’entrelacement des discours où jubile l’art de Flaubert est parfaitement restitué grâce au jeu maîtrisé et impeccablement rythmé des deux acteurs.
En effet l’efficacité de la mise en scène est indissociable de la manière dont la simplicité des moyens est assumée et exploitée, en accord avec un contexte de création contraignant : une scène fort petite, que les comédiens débarrassent bien vite sitôt les applaudissements éteints. Une atmosphère d’Avignon off flotte sur le charmant théâtre, situé au fond d’une impasse à deux pas de la démesure parnassienne.
Près de moi, une bovaryste obsessionnelle chuchote le texte en écho aux comédiens, ravie de voir l’œuvre de son cher Gustave si bien servie. En sortant de l’impasse, elle et moi nous mettons d’accord : c’était bien là un de ces spectacles qui consolent, et que l’on a envie de défendre. Dont acte. Mais on se demande aussi où réside la force de ce texte, pour qu'il puisse ainsi nous parvenir si intact par-delà les conventions du théâtre, les interprétations, la subjectivité et les contorsions que lui font nécessairement subir l'adaptation et l'incarnation ? C'est sans doute que, ne peut-on s'empêcher de penser, les visages composés par Flaubert-Emma (puisque, on le sait, c'est lui) ont quelque chose des masques archétypaux et qu'en effet, d'une manière ou d'une autre, Madame Bovary, c'est nous, aussi.

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« Madame Bovary », adaptation de Paul Emond
Mise en scène de Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps
Avec Gilles-Vincent Kapps, Paul Granier ou Félix Kysyl, Sandrine Molaro et David Talbot
Du mardi au samedi 19 h – dimanche 17 h 30
Durée : 1 h 30
Jusqu’au 31 mars
Théâtre de Poche Montparnasse
75, bd du Montparnasse
75006 Paris
Réservations : 01 45 44 50 21

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Le texte de l’adaptation de Paul Emond est disponible au théâtre de Poche ou à la libraire Le Coupe-Papier à Odéon (13 €).