« Être du bond. N’être pas du festin, son épilogue » (René Char)
Il est des moments où se pose la question de la pertinence d'écrire pour témoigner d’une expérience. Pour des raisons pratiques – le spectacle à l’origine de cette expérience a été créé il y a longtemps, nombre d’articles ont déjà été écrits dessus, il est à l’affiche depuis déjà dix jours et pour seulement une semaine encore… mais aussi pour des raisons intimes, parce que ce spectacle a fait remuer en vous, radicalement, la somme de sensations et de connaissances liées à tous les spectacles de danse vus auparavant.
Non, à tous les spectacles, en réalité. Voire, à l’art. Voire : il a fait remuer en vous, il a déplacé radicalement votre rapport au monde, parce qu’il convoque la question de la vie, de l’affirmation de soi, de la prise en charge de son destin, de l’être que l’on forge à chaque instant, de la force. Ou pour le dire plus simplement, de l’amour, de l’amitié, de la création. Du rapport entre les êtres, fait de solidarité et de mesquinerie, de tendresse et de cruauté.
Rien de moins.
Alors quand un spectacle a posé tout cela, qui est tout, sur vos genoux, vous vous posez la question d’écrire.
Fort heureusement, cet espace qu’est le blog autorise tout, y compris à écrire qu’on ne peut pas écrire.
Et pourtant si, il faut s’y mettre, tant pis. Après tout, je n’avais jamais entendu parler de ces deux frères, il y a donc sans doute nombre de personnes dont c’est également le cas et qui auront ainsi la possibilité de partager ce bouleversement, en assistant à l’une des six représentations restantes… je me lance.
D’abord, sous l’égide de René Char donc, un trio formidablement intitulé Nous sommes pareils à ces crapauds qui dans l’austère nuit des marais s’appellent et ne se voient pas, ployant à leur cri d’amour toute la fatalité de l’univers[1] (créé en 2013) : la fureur et le mystère au bout des cinq pieds, ceux de Laida Aldaz Arrieta (qui remplace Artemis Stavridi pour les représentations au Rond-Point), Mathurin Bolze et Hèdi Thabet. Oui, cinq pieds, et deux béquilles. Hèdi est unijambiste, mais cela ne change rien, c’est-à-dire qu’il danse avec autant d’agilité et de grâce que ses partenaires. Et cela change tout, bien sûr, car notre regard est d’abord happé par cette incompréhensible puissance de l’étrange et de la volonté. Mais la grande force des concepteurs (Ali et Hèdi Thabet) est d’avoir fait en sorte que notre regard se déporte et ne demeure pas médusé par l'étonnement. C’est, d’abord et avant tout, de la danse de très haut niveau qui nous est donnée à voir, une danse certes acrobatique (la formation circassienne des danseurs est plus que présente) mais aussi profondément belle ; surtout, une danse où le moindre geste porte un sens véritable, plein et sincère. Ce sens qu’Hèdi, choisissant de revenir à la scène malgré son amputation, n’a pas eu d’autre choix que de mettre dans chaque décision. Foin des concepts qui demandent une lecture approfondie de la note d’intention, et éventuellement de Deleuze et de Derrida : l’art des frères Thabet, et de Mathurin Bolze qui a participé à la conception du duo Ali (créé en 2007), est concret, direct, généreux. Et absolument bouleversant.
Le premier volet explore la thématique du mariage, et l’on voit tout en quelques mouvements : l’engagement, l’amour, l’ennui, la tendresse, la violence, la jalousie… pour finir sur l’amitié, thème repris par le duo final où Bolze et Thabet déclinent des variations autour de la gémellité, souvent avec humour (on songe au formidable duo brésilien de théâtre gestuel Dos à deux), toujours avec une grâce et une douceur surnaturelles.
Entre les Crapauds et Ali, un intermède où quatre musiciens, entre voix déchirante et œil malicieux, nous permettent de nous remettre du précédent et de nous préparer au suivant. Sous la direction de Sofyann Ben Youssef, leurs compositions mêlent influences grecques, tunisiennes et turques. L’assemblage est parfait, les deux volets du diptyque, bien que conçus séparément, se répondent et se combinent en un trajet d’émotions indiscutable.
Le nom de cette compagnie créée en 2001, Mpta (Les mains, les pieds et la tête aussi), n’est en rien usurpé. Néanmoins on y ajouterait volontiers le cœur et le ventre, tant ceux du spectateur sont sollicités pendant cette parenthèse d’un peu plus d’une heure, qui pour moi du moins aura creusé une ligne de faille profonde, et rarement explorée, entre le bond et le festin.
Nous sommes pareils à ces crapauds qui... /Ali
Nous sommes pareils à ces crapauds qui…
Conception : Ali Thabet, Hèdi Thabet ; interprétation : Mathurin Bolze, Laida Aldaz Arrieta, Hèdi Thabet ; direction musicale : Sofyann Ben Youssef ; musiciens : Stefanos Filos, Ioannis Niarchos, Nidhal Yahyaoui, Sofyann Ben Youssef
Ali
Conception et interprétation : Mathurin Bolze, Hèdi Thabet ; musiciens : Stefanos Filos, Ioannis Niarchos
Durée totale : 1 h 10
5 mai – 23 mai, 18 h 30
Théâtre du Rond-Point
2 bis, avenue Franklin-Roosevelt
75008 Paris
Salle Renaud-Barrault
Dimanche 17 mai, 18 h 30
Relâche les 18 et 19 mai
Réservation : 01 44 95 98 21
[1] « Feuillets d’Hypnos », n° 129, in Fureur et mystère