C’est une œuvre assez troublante, de prime abord, que celle de Carolein Smit ; on ne sait dans quel registre la classer, qui oscille entre kitsch et horreur, entre rococo assumé et tradition céramiste détournée. Mais c’est en observant longuement le détail de ces sculptures de grès émaillé ; en se délectant des détails innombrables qui apparaissent au fur et à mesure, livrant des couches de sens successives qui témoignent de la richesse de la vision développée par l’artiste ; en mesurant, aussi, l’audacieuse précision de sa technique que l’on se laisse séduire par son bestiaire fantastique, dont le musée de la Chasse et de la Nature constitue l’écrin idéal.

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En choisissant d’inviter l’artiste néerlandaise de 62 ans, encore méconnue en France malgré le soutien de plusieurs galeries parisiennes, notamment celle de Michèle Hayem – Smit est aussi exposée de façon permanente à Bruxelles, Londres, Amsterdam et autres –, à faire sa première monographie dans le musée de la rue des Archives, sa directrice Christine Germain-Donnat réalise un désir ancien. Elle avait découvert le travail de Carolein Smit lors de la résidence effectuée par l’artiste à la Cité de la céramique de Sèvres, qu’elle dirigeait à l’époque. C’est donc en experte qu’elle s’est saisie du commissariat de la fantastique exposition « Dents ! Crocs ! Griffes ! », qui s’ouvre ce mardi 18 octobre et restera visible jusqu’en mars.

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Deux pièces ont été créées spécialement pour l’exposition : d’une part, au centre de la cour extérieure – ce qu’autorisent les vertus non gélives du grès –, le trône tourmenté de Chien brut, céramique à l’émail métallisé. Sur ce trône, un limier semble s’interroger, tel le roi Lear, sur la vanité des affaires animales, entouré de lapins sceptiques, de serpents innombrables et de mille détails qu’il faut prendre le temps d’examiner. La position centrale de la pièce permet au spectateur d’en faire le tour et de découvrir qu’au dos du siège abondent les références, précisément, à la vanité : squelettes, crânes, os mêlés à des cartouchières, autant de memento mori que l’on retrouve sous diverses formes dans toute l’exposition. Deux petites têtes – coiffées de casquettes qui évoquent irrésistiblement Mao – rient noir au sommet du dossier.
L’autre pièce créée pour le musée est une fresque en bas-reliefs blancs sur fond bleu, intitulée L’Amour fou et l’Ours volant. Elle fait référence, dans sa matérialité, au travail de la porcelaine développé par la manufacture Wedgwood au XVIIIe siècle, mais aussi aux danses macabres qui ressortissent autant aux traditions médiévales germaniques qu’aux rites populaires mexicains.

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La dimension politique de son travail est ici affirmée par Smit, qui voit dans l’ours une représentation de la Russie menaçant des gerbes de blé – mises pour l’Ukraine ; mais l’épanchement de l’arbre, qui sans doute représente « l’Amour fou » et prend le pas sur tout le reste en colonisant une grande partie du mur, affirme la victoire inéluctable de la nature, pour le meilleur comme pour le pire.
C’est d’ailleurs dans cette ambiguïté constante que se tient la puissance du travail de Smit : elle-même parle de « beauté, de joliesse, de compassion, d’empathie et d’innocence » mais ne nie pas que – le beau étant toujours bizarre – ses sculptures sont empreintes d’une certaine violence, et que son goût pour la crudité monstrueuse la pousse à travailler férocement les couleurs du sang, de la bave et des larmes. Les charognards étripent leurs proies, les bouledogues exhibent des gencives écarlates et les singes de répugnantes verges, l’Homme sauvage – car figurent aussi dans son bestiaire des créatures humaines, ou des hybrides entre espèces – dévore un poisson à crocs nus avec un bon sourire, toutefois dépourvu de tout pathos tragique. Le cycle de la vie est mis en scène de manière organique et brutale, la mort comme la vie sont explorées dans leur cruauté nécessaire.

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Formée en gravure et lithographie, Carolein Smit se revendique surtout comme dessinatrice ; la puissance de son modelage est pourtant évidente, et les complexités techniques que son travail engage rendent difficilement recevables ses dénégations quant à son statut de céramiste. Sa technique est d’autant plus impressionnante que la céramique est un art risqué : à chaque étape de la cuisson, le travail de plusieurs semaines peut être détruit.
Il s’agit de construire d’abord la « terrasse » de la sculpture, en ignorant généralement ce qui va s’élever sur ce socle – souvent une splendide barbotine naturaliste composée de végétaux, qui évoque les « rustiques figulines » de Bernard de Palissy. Smit crée toujours du bas vers le haut ; les sculptures les plus imposantes se font en plusieurs pièces, et l’artiste effectue souvent des ajouts de petites pièces à partir de bibelots trouvés dans les marchés aux puces, dont elle effectue le moule en terre pour en décorer sa sculpture selon un processus intuitif aléatoire qui rappelle les techniques du surréalisme.

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Le réalisme horrifique de ces collections tératologiques (qui évoquent celles, atroces mais fascinantes, du musée vétérinaire de Maisons-Alfort), dans son alliance avec une esthétique baroque assumée, permet à l’œuvre de Carolein Smit de s’inscrire parfaitement dans les collections du musée de la Chasse et de la Nature.

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Hormis la salle d’exposition temporaire, où sont présentées une trentaine de pièces, les vingt autres sont réparties dans les salles du musée, à chaque fois en résonance avec les autres œuvres exposées. Ainsi le daim écorché sur son socle-reliquaire prend-il habilement place sous la toile représentant saint Hubert épargnant le cerf à l’aube ; de même, les chouettes s’intègrent idéalement dans la vitrine du cabinet des rapaces, quand deux bouledogues reposent, dans le salon des chiens, sous la splendide Lice de Jean-Baptiste Oudry. Signalons qu’il y a dans ce travail spécifique sur la race des bouledogues la dénonciation sous-jacente des croisements génétiques effectués pour le plaisir des rombières, au détriment de la santé de ces animaux.

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Le musée de la Chasse et de la Nature, qui depuis sa réouverture après travaux en 2021 développe une réflexion sur la manière dont sa programmation peut intégrer les enjeux écologiques actuels, élargissant le regard porté sur la pratique cynégétique – à titre d’exemple, les biscuits de porcelaine représentant des animaux éventrés par des tirs de chasseurs contrastent violemment avec les armes exposées dans l’un des salons – fait ici une nouvelle fois preuve d’audace en accueillant cette artiste aussi insolite qu’engagée.

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Dents ! Crocs ! Griffes ! Carolein Smit
Du 18 octobre 2022 au 5 mars 2023
Du mardi au dimanche
De 11 h à 18 h
Nocturne le mercredi jusqu’à 21 h 30
Musée de la Chasse et de la Nature
62, rue des Archives
75003 Paris