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Billet de blog 22 février 2015

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Hedwige Jeanmart, pèlerinage en Bolañie

À la marge d’une tradition du pèlerinage littéraire, épousant les mises en abyme chères à Roberto Bolaño auquel elle rend discrètement hommage, Hedwige Jeanmart propose dans son premier roman Blanès (Gallimard, 2014), une déambulation entre fiction et histoire littéraire.

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À la marge d’une tradition du pèlerinage littéraire, épousant les mises en abyme chères à l’auteur auquel elle rend discrètement hommage, Hedwige Jeanmart propose dans Blanès, son premier roman, une déambulation entre fiction et histoire littéraire (si tant est que le XXe siècle soit déjà de l’histoire, et non du futur – l’un et l’autre étant peut-être la même chose, aurait dit Roberto Bolaño).

Le roman commence par la mystérieuse disparition de Samuel, romancier de science-fiction et admirateur de Bolaño, alors qu’il revient avec sa compagne Eva d’un dimanche à Blanès. Sur les traces de son amour disparu, Eva pénètre alors le monde à la fois burlesque et très sérieux des adorateurs du romancier chilien, mort en 2003 dans cette même ville où il demeurait depuis une dizaine d’années. Déambulation initiatique en forme d’hommage autodérisoire à l’une des figures contemporaines majeures de la littérature sud-américaine, Blanès part d’une « figure de style » et ouvre sur rien de moins que la question de savoir jusqu’où les livres peuvent nous emmener.

Tout s’origine, semble-t-il, dans le « Discours de Blanès »[1], que Bolaño prononce en 1999 à l’occasion de la grande fête municipale, et qui a eu un « vrai impact »[2] sur Hedwige Jeanmart. Elle en fait le point de départ de son roman, puisque c’est ce qui pousse le couple à une escapade dans cette petite ville de la Costa Brava, située à moins d’une heure de Barcelone. Dans son discours, Roberto Bolaño y pratique son art favori, où il excelle : introduire la fiction dans le réel, à moins que ce ne soit l’inverse. La romancière belge, qui vit à Barcelone depuis plusieurs années, s’empare de cette conception du rapport entre ce qui est de la littérature et ce que l'on croit être la réalité, et nous rappelle la nécessité de ne pas opposer de résistance à leur entrelacement ; mais aussi, que c’est dans l’absence de signification de notre présence au monde que l’on gagne sa liberté et que l’on creuse le chemin de la création.

« Bolaño ouvre un espace de liberté total dans lequel on a envie de se ruer, un espace vierge, régénéré, où tout est permis. »[3] En effet il circule de la fiction à la critique en passant par la biographie (ainsi ses recueils de nouvelles peuvent-ils sans difficulté inclure des textes tenant davantage de l’essai, ou ses chroniques littéraires receler des bijoux de romanesque et de poétique), sans jamais indiquer les frontières, et en laissant toujours la possibilité d’un réel autre. Chez lui, le temps est « l’infini de tous les possibles » (Claude Louis-Combet), passé et futur ne sont qu’un même déploiement aléatoire d’hypothèses invérifiables : en découlent un art d’écrire, un art de vivre, un art de lire. Nul culte chez Hedwige Jeanmart, on l’aura compris, et il n’est pas de meilleur hommage que de montrer comment l’œuvre d’autrui imprime un mouvement à sa propre écriture. C’est ce qu’elle accomplit dans Blanès, où la ville éponyme devient pour le personnage, et avec elle le lecteur, plus que le cadre du récit : un espace de fantasme, le lieu tous les possibles. De même, la disparition de Samuel reste ouverte, dans une absence de signification insupportable pour Eva mais qui finira par la mener vers elle-même.

Eva à Blanès marche, beaucoup. Elle observe les gens comme elle se regarderait elle-même. Eva mange : le motif alimentaire tient une large place, puisque la première enquête avortée consistera à tenter de trouver les « crevettes les plus rouges de la Costa Brava » et que ce sera ensuite par la nourriture qu’elle entrera en contact avec de bien étranges personnages. Eva se perd, bien sûr, car « une ville qu’on ne connaît pas est toujours trompeuse, élastique » (p. 59). Eva regarde Hercule Poirot à la télévision, Eva lit Zamiatine, comme des trouées vers autre chose que cette Espagne de rêve et de tourisme balnéaire un peu triste. Eva cherche sans chercher, veut comprendre mais surtout elle veut, malgré l’absence (de celui qu’elle aime et du sens), « ouvrir une brèche sur [s]a présence » (p. 67).

Eva, aussi, fait des rencontres. Les personnages du roman sont distribués en plusieurs catégories. Il y a d’abord les « bolañistes », dont le vœu le plus cher est de se faire embaucher au camping de la ville, le romancier chilien y ayant lui-même été gardien[4]. Il y a ensuite les fantômes, car Blanès est une ville où l’on peut croiser des fantômes[5], parmi lesquels ont peut mettre la statue de Carl Faust ou Nicanor Parra (p. 56). Il y a ces absences perpétuelles, celle de Bolaño lui-même, celle de Samuel bien sûr, mais aussi de Luis qui reste au loin, d’Inderpal qui n’est jamais vraiment là, ou de Toni qui s’efface.

Enfin, il y a les personnages mi-fiction mi-raison, qui font peut-être référence à des figures citées dans le discours de Bolaño[6]. Ainsi le personnage de Sony est-il sans doute inspiré des amis drogués de Bolaño à Blanès. On peut citer Jordi le pêcheur, Santi, mais aussi Manolo, qui meurt d’un accident de scooter, et sur la tombe duquel Eva ira se recueillir, alors qu’elle ne le connaissait pas. Manolo peut faire penser au Sebastian dont parle Bolaño dans son discours, mais surtout à un personnage de Juan Marsé nommé Bande-à-Part. « Nous sommes tous des Bande-à-Part », nous dit Bolaño[7]. Héros de Teresa l’après-midi, Bande-à-Part a sa place dans Blanès. Car Eva, qui ne lit que de la littérature russe, n’a jamais lu Bolaño et d’ailleurs ne le lira pas, mais elle lira en revanche le roman de Juan Marsé[8]. En effet, lors d’un retour à Barcelone dont les motivations restent troubles, elle décide d’acheter ce livre plutôt que celui de Bolaño, plutôt même que celui de Samuel. Comme si elle avait plus de chances de trouver des réponses dans ce qu’il faut bien voir comme une origine, puisque c’est en lisant Teresa l’après-midi que Bolaño entend parler de Blanès pour la première fois. Dans son discours de Blanès, Bolaño nous dit qu’il se « rappelle même la couleur du ciel mexicain » lorsqu’il découvrait, adolescent, ce chef-d’œuvre du Proust charnego. De même, Eva repense à l’odeur de violette de ses draps quand elle lisait Le Grand Meaulnes. Double mise en abyme ici, d’un auteur l’autre.

Eva, donc, ne lit pas Bolaño, contrairement à Hedwige Jeanmart (bien que celle-ci, précise-t-elle, n’ait pas tout lu, et qu’elle se défende de tout culte). Eva n’est pas Hedwige. Hedwige en emprunte le costume le temps qu’elle peut, lui emboîte le pas au rythme qu’elle peut. Hedwige est-elle un peu Samuel, le véritable auteur dans l’histoire, qu’elle fait disparaître dès les premières pages pour plus de confort ? Ou Hedwige est-elle un peu Roberto, la figure qui plane tout au long du récit mais qu’on ne rencontre jamais, et dont elle a parfois l’impression que certaines de ses lignes ont été écrites pour elle[9]… Et si l’on voulait pousser la mise en abyme, on tournerait quelques pages après le discours de Blanès, dans le gros volume marron chez Christian Bourgois et, dans la femme qu’observe le narrateur de « Plage » depuis son balcon surplombant la mer, on pourrait voir Eva, qui tente de sentir sa propre présence dans ce lieu fantomatique, qui veut s’assurer de sa présence en se regardant elle-même depuis son balcon, en un jeu de profondeur déroutant et subtil.

Ce premier roman, très maîtrisé, ce qui s’explique peut-être par le fait qu’Hedwige Jeanmart a « passé beaucoup de temps à écrire, sans écrire »[10], est donc une invitation, à lire, à écrire, à se penser et à se trouver. Et, pourquoi pas, à aller à Blanès ?

***

Née en Belgique, Hedwige Jeanmart est installée à Barcelone, après quelques années passées à l’étranger dans le cadre de missions humanitaires. Blanès a reçu le prix Rossel, une des plus hautes distinctions littéraires en Belgique.

Hedwige Jeanmart – Blanès– Gallimard – 2014 (dans le journal de Mediapart, voir ici).

Voir aussi Emmanuelle Favier, « Prise de vue » (hommage à Roberto Bolaño) dans Harfang n° 43, Angers, novembre 2013, p. 5-14.

Et rendez-vous le :

MARDI 3 MARS à 19 h 30

Rencontre avec Hedwige Jeanmart

Animée par Emmanuelle Favier – lecture par Valérie Ferreira

Entrée libre dans la limite des places disponibles 

Réservation conseillée au 01 44 54 53 00

Maison de la poésie : Passage Molière – 157 rue Saint-Martin – 75003 Paris

Rencontre proposée par le MOTif – www.lemotif.fr


[1] Roberto Bolaño, « Discours de Blanes », Entre parenthèses, 2004, Christian Bourgois, 2011, p. 303-310.

[2] Entretien paru dans Le Matricule des anges, septembre 2014, p. 14-16.

[3] Idem.

[4] Ce dont il se sert dans La Piste de glace, Christian Bourgois, 1993.

[5] Voir Entre parenthèses, op. cit., p. 167, 170, 315.

[6] Procédé proche de ceux qu’affectionne Bolaño lui-même. Et d’autres lui ont rendu hommage de cette manière, comme Javier Cercas avec Les Soldats de Salamine, où l’on rencontre un Roberto Bolaño.

[7] Entre parenthèses, op. cit., p. 316

[8] Teresa l’après-midi, de Juan Marsé1966 et 1978, trad. fr. Christian Bourgois, 1993, rééd. Points Seuil, 2009.

[9] Le Matricule des anges, art. cit.

[10] Idem.