La faculté alchimique est sans doute le plus puissant des pouvoirs dévolus aux artistes : celui qui leur permet de changer la boue en or, la colère en beauté, l’oppression en liberté. Quand on est une femme, née en 1980 comme Macha Gharibian, on chemine sur cette crête où l’on sait que l’on peut, que l’on doit s’autoriser à être libre, mais que l’on ne dispose pas encore de tous les outils pour le faire. Alors quand on a la chance de posséder ceux de la création, quand on dispose aussi de la blessure qui crée le désir, de la volonté et du courage, on crée à partir de cette colère et cette colère se transformant en beauté acquiert une puissance phénoménale.
Dans ce quatrième album, Macha Gharibian s’affirme au féminin. Si elle s’est entourée du batteur belge Dré Pallemaerts, déjà présent sur ses deux précédents albums, et du bassiste Kenny Ruby, elle partage pour la première fois la partie vocale avec d’autres femmes, alors qu’elle n’avait auparavant travaillé qu’avec des hommes – à l’exception notable de la saxophoniste Alexandra Grimal. Quand elle ne se double pas elle-même (« You love her »), Macha est accompagnée par la Suissesse Lea Maria Fries et la Suédoise Linda Olah, qui chantent sur les deux tiers des morceaux. Isabel Sörling – également suédoise – se joint à elles sur « Celebrate » pour une envoûtante improvisation aux accents gospel, dont on retrouve l’irrésistible énergie dans « Kef time ».
« Phenomenal Women », le morceau éponyme de l’album, emprunte au titre d’un poème de Maya Angelou écrivaine et militante afro-américaine. Plutôt que de le mettre en chanson, Gharibian a choisi d’improviser sur ce qu’il lui inspire en termes d’affirmation –« when you see me passing/it ought to make you proud ». L’improvisation des chanteuses est un sabbat de beauté, où toutes les femmes du monde s’affirment à travers la « femme phénoménale, phénoménalement femme » dont parle le poème, et dont la démarche fière est guidée par un rythme tribal que quelques notes de Fender Rhodes viennent soutenir, conférant au morceau une dimension proprement cosmique.
Si son précédent album était sous le signe de la joie, Phenomenal Women est donc sous le signe de la puissance. Non que Macha ait renoncé à la douceur planante de ses compositions précédentes ; mais elle a voulu s’affirmer résolument comme chanteuse – une résidence à Royaumont en 2019, où elle ne dispose pas de piano, l’invite à se concentrer sur sa voix, notamment à travers l’écriture et l’enregistrement d’une chanson chorale en espagnol, qui ne sera finalement pas conservée sur Phenomenal Women mais qui en est le point de départ. Elle a ainsi la sensation de s’adresser plus directement à l’auditeur, avec qui elle assume de partager la poésie et l’engagement qui portent sa démarche artistique.
Macha fait montre sur cet album de toute sa virtuosité vocale, déployant les nuances de sa palette. À ce titre, la question de la langue est d’importance ; elle dont l’oreille s’est construite – c’est son mot – à travers la musique de son enfance, où elle entendait chanter aussi bien en arménien qu’en russe, en grec ou en yiddish, utilise sur Phenomenal Women pas moins de cinq langues différentes, dont elle épouse les inflexions avec chaque fois la même évidence.
Au métissage anglais et arménien dont Gharibian a fait sa signature, elle ajoute d’abord, sur « Zibeline » et « Survoler la lune », le français qu’elle utilise pour la première fois, comme s’il lui avait fallu faire un chemin par les langues étrangères pour être en mesure de chanter dans sa langue maternelle, pour en éprouver la volupté – avec tout ce que cela représente de dénudement.
Deux autres langues lui permettent d’exprimer sa soif de liberté : le portugais du Brésil d’abord, que comme l’arménien elle parle imparfaitement, avec « Nobreza ». Sur ce morceau du chanteur et compositeur brésilien Djavan, qu’elle s’est approprié, sa voix atteint des profondeurs qui contrastent harmonieusement avec la douceur de son timbre lorsqu’elle chante en anglais ou en français. L’arabe ensuite avec « Ya dirati » (« Mon pays »), langue qui lui était tout à fait inconnue mais dont elle souhaitait explorer les richesses depuis longtemps, comme si l’accès à l’inconnu d’une langue représentait une ouverture vers un arrière-monde, un pays de mystère qui l’inspire et lui donne accès à sa propre liberté. L’arabe est aussi la langue première de la poésie, et aujourd’hui celle du combat pour la liberté des femmes (on ne peut s’empêcher de penser, en écoutant cet album, aux mouvements des femmes arabes de par le monde).
« Ya dirati » est l’un des titres les plus enivrants du disque. L’histoire de cette chanson est singulière : Macha, foudroyée par sa beauté lors d’un concert de la chanteuse syrienne Lynn Abid, la transcrit phonétiquement et la met en musique, sans en savoir ni le titre, ni l’auteur, ni le sens. Ce n’est que quelques mois plus tard qu’elle parvient à contacter Lynn, dont elle apprend qu’il s’agit d’une chanson de la flamboyante chanteuse syrienne Asmahan. Les paroles transcrivent la détresse d’un sultan qui s’adresse à son peuple, l’exhortant à ne pas le haïr. Mais c’est moins le texte qui guide Macha Gharibian dans le choix de cette reprise que l’hommage à Asmahan, femme puissante, soupçonnée d’espionnage et dont la mort tragique à 31 ans a suscité mille et un fantasmes – y compris, parmi les plus fantaisistes, celui d’un assassinat par l’Égyptienne Oum Kalthoum, qui la considérait comme sa rivale. Plus tard, avec l’aide de Lynn Abid, Macha peaufine le texte. La reprise est sublime et clôt l’album idéalement, juste avant l’outro.
Phenomenal Women signe une nouvelle étape dans le parcours de Macha Gharibian, qui affirme là toute sa maîtrise vocale et la diversité de son panorama musical.
Prochains concerts :
8 mars 2025 à Saint-Amand-Montrond (85) La Pyramide
21 mars 2025 au Havre (76) Le Volcan TICKETS
27 & 28 mars 2025 au Café de la Danse, Paris TICKETS
Macha Gharibian
Phenomenal Women
Meredith Prod
Sortie le 24 janvier 2025

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