Dans un texte écrit en août 1933 ("Perspectives. Allons-nous vers la révolution prolétarienne?", La Révolution prolétarienne, n°158, 25 août 1933), Simone Weil examine ce qui est à ses yeux une évolution majeure des sociétés occidentales : la prééminence des « fonctions bureaucratiques » et la domination de la classe sociale composée des individus qui exercent ces fonctions. Il s’agit là, selon elle, d’un rapport de domination autonome, à distinguer du rapport de domination inhérent aux sociétés capitalistes et qui oppose « acheteurs et vendeurs de la force de travail ».
Ce phénomène est ancien. La lecture de Marx permet de constater son émergence dès le siècle précédent, et il n’a fait que s’accélérer depuis lors :
« […] déjà, il y a un demi-siècle, le capitalisme avait subi des modifications profondes et de nature à transformer le mécanisme même de l’oppression. »
Selon Weil, ce phénomène « tout à fait général » consiste « dans une spécialisation qui s’accentue de jour en jour ». Il concerne, au demeurant, tous les domaines de la société et tous les individus, de l’ouvrier à l’ingénieur. Il a pour effet de cantonner l’individu à une fonction restreinte en le soumettant à la domination de la classe sociale formée des individus qui exercent la fonction, désormais essentielle, qui consiste à coordonner les actions d’autres individus. Elle nomme cette dernière « fonction administrative ou bureaucratique ».
« Dans presque tous les domaines, l'individu, enfermé dans les limites d'une compétence restreinte, se trouve pris dans un ensemble qui le dépasse, sur lequel il doit régler toute son activité, et dont il ne peut comprendre le fonctionnement. Dans une telle situation, il est une fonction qui prend une importance primordiale, à savoir celle qui consiste simplement à coordonner ; on peut la nommer fonction administrative ou bureaucratique. »
Il s’agit là, nous dit-elle, d’un angle mort de la pensée de Marx. Ce dernier avait certes, et justement, identifié et critiqué la « séparation des forces spirituelles du travail d’avec le travail manuel », jugée « dégradante ». Pour autant, sa réflexion en la matière est restée inachevée : conscient de l’existence de la bureaucratie comme force d’oppression sociale, il n’est pas allé jusqu’à s’interroger sur le point de savoir si ce problème pouvait être indépendant des problèmes générés par le jeu de l’économie capitaliste.
« […] [Marx] ne s’est pas demandé si la fonction administrative, dans la mesure où elle est permanente, ne pourrait pas, indépendamment de tout monopole de la propriété, donner naissance à une nouvelle classe oppressive. »
Aux yeux de Weil, pourtant, cette évolution des rapports de force entre les différentes fonctions qui composent le système de production aboutit nécessairement à une structure sociale marquée par la domination de cette « caste bureaucratique » – nous reviendrons plus loin sur le choix du terme de « caste », qui semble toujours pertinent aujourd’hui – réunissant les individus qui exercent cette fonction de coordination, devenue la plus valorisée et la plus importante.
« Et cependant, si l’on voit très bien comment une révolution peut “exproprier les expropriateurs“, on ne voit pas comment un mode de production fondé sur la subordination de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent pourrait ne pas produire automatiquement une structure sociale définie par la dictature d’une caste bureaucratique. […] Tout régime de domination d’une classe sur une autre répond en somme, dans l’histoire, à la distinction entre une fonction sociale dominante et une ou plusieurs fonctions subordonnées […]. »
S’affirme ainsi la domination d’une « machine bureaucratique » froide et gestionnaire, « qui exclut tout jugement et tout génie » et qui, en tant que telle, menace des acquis essentiels et précieux du « régime bourgeois ».
« Au contraire, la machine bureaucratique, qui exclut tout jugement et tout génie, tend, par sa structure même, à la totalité des pouvoirs. Elle menace donc l'existence même de tout ce qui est encore précieux pour nous dans le régime bourgeois. Au lieu du choc des opinions contraires, on aurait, sur toutes choses, une opinion officielle dont nul ne pourrait, s'écarter […] ; une religion de l'État qui étoufferait toutes les valeurs individuelles, c'est-à-dire toutes les valeurs vraies. »
La révolution de 1917 : clarification des rapports de domination, triomphe de la domination bureaucratique
Selon Weil, c’est dans cette domination bureaucratique qu’il faut chercher une des explications majeures de l’échec de la révolution russe. Celle-ci a certes fait disparaître un rapport de domination : celui qui opposait acheteurs et vendeurs de la force de travail. Mais elle n’a pas remis en cause un second rapport de domination, tout aussi important que le premier : celui qui oppose « ceux qui disposent de la machine et ceux dont la machine dispose ».
« L’expérience russe a montré que, contrairement à ce que Marx a trop hâtivement admis, la première de ces oppositions peut être supprimée sans que disparaisse la seconde. »
La révolution de 1917 a cependant le mérite d’avoir clarifié les choses par rapport à la confusion qui règne dans les sociétés capitalistes. Dans ces dernières, les deux oppositions décrites plus haut coexistent, ce qui nuit considérablement à la compréhension des rapports de domination qui s’exercent en leur sein.
« Dans les pays capitalistes, ces deux oppositions coexistent, et cette coexistence crée une confusion considérable. Les mêmes hommes se vendent au travail et servent la machine ; au contraire, ce ne sont pas toujours les mêmes hommes qui disposent des capitaux et qui dirigent l’entreprise. »
En revanche, dans la Russie soviétique débarrassée du rapport de domination capitaliste, seul subsiste le rapport de domination bureaucratique.
L’évolution de la hiérarchie des fonctions sociales, condition de l’évolution des rapports de domination
Weil inscrit cette affirmation de la prédominance de la fonction bureaucratique dans le temps long : il s’agit à ses yeux d’une nouvelle étape d’une histoire longue qui a vu évoluer la hiérarchie des fonctions sociales. La fonction de production, après avoir été subordonnée à la fonction guerrière au Moyen-âge, a ensuite été subordonnée à la fonction de commerce et de circulation des biens dans le nouveau contexte créé par les révolutions industrielles. Selon Weil, le socialisme existera lorsque la fonction prédominante sera la fonction productive.
La domination bureaucratique a vocation à perdurer tant que la fonction de coordination occupera une place prédominante dans la hiérarchie des fonctions sociales. La classe bureaucratique n’ayant aucun intérêt à renoncer à la domination qu’elle a acquise, l’enjeu réside dans la remise en cause des fondements mêmes de cette domination.
« […] en fait, quand une couche sociale se trouve pourvue d’un monopole quelconque, elle le conserve jusqu’à ce que les bases mêmes en soient sapées par le développement historique. »
Elle va plus loin, en considérant que le mot de Lénine selon lequel « chaque cuisinière doit apprendre à gouverner l’Etat » est un écran de fumée dissimulant la volonté de la classe bureaucratique de conserver son monopole. A ses yeux, cette classe n’acceptera jamais d’ouvrir l’accès aux fonctions bureaucratiques à des représentants des classes exerçant des fonctions subordonnées.
« De même, la couche sociale définie par l’exercice des fonctions d’administration n’acceptera jamais, quel que soit le régime légal de la propriété, d’ouvrir l’accès de ces fonctions aux masses laborieuses […]. »
L’examen des quelques quatre-vingt-cinq ans qui nous séparent d’août 1933, date à laquelle Weil a rédigé ce texte, conduisent à nuancer ce propos. La promotion de la « méritocratie » est devenue un aspect majeur et essentiel de la légitimité sociale de la bureaucratie, qui le met régulièrement en avant dans ses discours à l’attention du grand public comme de ses membres. Ce concept traduit l’idée selon laquelle chacun, quel que soit son milieu social d’origine, serait en mesure d’intégrer la classe sociale des bureaucrates, à condition de fournir un effort suffisant. Cette ambition constitue l’un des fondements du projet d’Ecole nationale d’administration qui, formulé par Jean Zay en 1936, sera finalement concrétisé par Michel Debré en 1945.
La réalité de cette « méritocratie » est censée être attestée par l’accession – bien réelle – aux fonctions bureaucratiques de quelques représentants des « masses laborieuses » ainsi que d’un nombre non négligeable de descendants de ces derniers. Pourtant, rapportée à l’ensemble de cette classe bureaucratique, leur part demeure marginale. Le terme de « méritocratie » traduit ainsi davantage l’habileté de la classe bureaucratique qui utilise cet argument pour renforcer la légitimité de sa domination plutôt qu’une volonté réelle de remettre en cause les phénomènes de reproduction sociale qui conditionnent encore très fortement le recrutement et la désignation des individus appelés à exercer les fonctions bureaucratiques.
Ces évolutions limitées ne nous semblent ainsi pas justifier une remise en cause du terme de « caste bureaucratique » employé par Weil en 1933, la « caste » pouvant être définie comme un « groupe social endogame, ayant le plus souvent une profession héréditaire et qui occupe un rang déterminé dans la hiérarchie d'une société » (dictionnaire Larousse, 2017). Cette définition nous semble encore pertinente pour décrire la classe bureaucratique, dès lors qu’elle continue de constituer un groupe social exclusif et fermé en fait, sinon en droit, à l’intégration massive d’individus n’en étant pas issus à l’origine.
La situation politique et sociale actuelle au prisme de Simone Weil
Une contradiction croissante entre théorie institutionnelle et réalité sociale
Ce constat toujours valable d’une domination bureaucratique met en lumière une contradiction structurante dans nos sociétés, et particulièrement en France. D’un côté, l’organisation théorique de nos institutions qui fonde notre système politique sur une hypothèse : celle selon laquelle l’exercice par les citoyens de leur droit de suffrage est un outil pouvant aboutir à la transformation des réalités sociales. De l’autre, une réalité sociale marquée par la domination d’une caste bureaucratique, qui dispose d’une capacité d’influence forte pour orienter la définition des choix faits par les décideurs politiques, faisant ainsi prévaloir ses intérêts et sa vision du monde dans la définition des politiques publiques. Cette contradiction n’a au demeurant fait que croître au cours des dernières décennies, à mesure que la complexité croissante de nos sociétés et de nos économies a conforté l’importance des fonctions bureaucratiques de coordination.
Chaque citoyen perçoit, cycle électoral après cycle électoral, le creusement du fossé qui sépare des promesses électorales souvent hyperboliques et la réalité d’une action gouvernementale corsetée par une logique bureaucratique qui entrave la capacité d’action autonome des élus. Entravée, cette capacité d’action n’a pas pour autant totalement disparu, et il ne s’agit pas ici de prétendre que l’action des gouvernements qui se sont succédé au cours des dernières décennies aurait été neutre pour les citoyens. Force est cependant de constater que cette action gouvernementale se limite de plus en plus à une action strictement gestionnaire, ponctuée de réformes paramétriques qui ne permettent en rien de transformer la structure des rapports de forces sociaux et économiques. Là réside sans doute une explication de ce sentiment, apparemment paradoxal, que notre système politique est en surrégime tout en tournant à vide.
Une légitimité à exercer le pouvoir dont la source s’est déplacée du suffrage vers l’efficacité
Nos régimes politiques reposent sur un principe théorique : est légitime à exercer le pouvoir celui qui a été choisi à cette fin par ses concitoyens. En principe, donc, il n’est pas requis de l’élu qu’il possède des savoirs particuliers : pour reprendre le mot de Descartes, « le bon sens est la chose la mieux partagée ». En pratique, cependant, l’attitude des citoyens à l’égard des détenteurs du pouvoir politique semble diverger de ce principe démocratique pour se rapprocher d’un principe aristocratique : est légitime à exercer le pouvoir celui qui est compétent. En mettant l’accent sur cette « compétence », notre attitude collective vis-à-vis des représentants du suffrage universel valide la vision aristocratique à laquelle adhèrent les représentants des classes dominantes, qui n’hésitent pas à jeter le discrédit – dont le poids symbolique est d’autant plus fort que la position sociale de ceux qui le jettent est privilégiée – sur des candidats désignés comme n’étant « pas sérieux » voire comme étant tout à fait « fantaisistes ».
Dans cette perspective, l’élection comme source de légitimité du pouvoir politique semble désormais appartenir au passé. L’onction du suffrage universel avait hier pour effet de conférer à l’élu une dignité supérieure à celle du citoyen « ordinaire ». Le moment du choix passé, l’effet de l’élection agissait de manière rétroactive pour légitimer a posteriori le choix effectué par les électeurs, en conférant à l’élu une présomption de compétence. Cette présomption de compétence, demeurant attachée à l’élu indépendamment de l’action menée par lui dans l’exercice de son mandat, représentait une force puissante de légitimation sociale des élus dans leur ensemble.
Cette présomption de compétence qui bénéficiait hier aux élus a disparu. On ne fait plus crédit es qualité à ces derniers d’une compétence présumée, et c’est à peine si l’on accorde une présomption d’habileté à ces leaders politiques qui, pour conquérir leur position, ont su tirer leur épingle du jeu. Un jeu : c’est bien ce qu’est devenu le processus électoral, sorte de jeu médiatique caricatural dont chaque saison, à l’image des séries télévisées populaires, suscite les passions et parvient à intéresser temporairement une audience – de toute façon captive – jusqu’à ce que l’épisode final ait été diffusé. La tension retombée et les vainqueurs couronnés, le téléspectateur retourne vaquer à d’autres occupations, en attendant de se rappeler l’existence de ce spectacle rituel au commencement de la saison suivante.
Dépouillés de cette légitimité qui les grandissait, les rois sont nus. Il n’y a qu’à songer, pour prendre la mesure de cet abaissement, à la manière dont nos dirigeants politiques sont constamment tournés en ridicule et méprisés, à la manière dont leurs paroles sont désormais dénuées de tout poids – même symbolique – et au spectacle consternant d’élus nationaux contraints de courir après les exigences de la communication, du buzz et du storytelling. Peu nombreux sont les citoyens qui se préoccupent encore sincèrement des débats « politiques » diffusés par les grands médias nationaux, débats qui se résument bien souvent à une compétition de postures entre des politiciens qui refusent d’admettre – à supposer qu’ils en soient conscients – que leur capacité d’action s’est réduite à peau de chagrin. Lorsque les citoyens s’intéressent encore aux leaders politiques, c’est plus souvent pour critiquer plus ou moins amèrement les mensonges, les écarts de comportement ou encore les insuffisances de ces élus qu’ils acceptent de moins en moins docilement de voir profiter des facilités attachées à leurs fonctions dès lors que la contrepartie de ces avantages – la résolution des problèmes de l’heure, la mise en œuvre d’un programme politique – semble s’être évaporée. La position privilégiée de ces dirigeants politiques, qu’ils ont conquise de haute lutte alors même qu’elle ne leur donne accès qu’à un pouvoir en pratique très contraint, dégage une impression de mascarade – pour l’observateur qui considère que l’élu lui-même n’est pas conscient de cette tromperie – ou d’escroquerie – pour celui qui estime que l’élu est cynique et n’a désiré atteindre cette position que pour jouir des avantages qu’elle procure.
Pour leur part, les détenteurs du pouvoir technocratique suscitent des passions que l’on pourrait qualifier de politiques, dès lors qu’elles ont trait à l’organisation même de notre société et à la répartition des pouvoirs telle qu’assurée par cette organisation. Ces passions, dont l’intensité semble croître depuis plusieurs décennies, se concentrent sur la figure de l’ « énarque » que beaucoup critiquent et voient comme coupé des réalités, privilégié, indifférent aux réalités quotidiennes vécues par les citoyens. Chacun a son opinion sur la manière la plus appropriée de sélectionner les « élites » bureaucratiques, qui occupent une position à laquelle est attachée une valeur sociale considérable. La valeur attribuée à cette position sociale tient à deux facteurs : à sa rareté, d’une part, justement perçue comme telle par le citoyen ; et, d’autre part, au fait qu’il s’agit d’une position de pouvoir réel. Chaque citoyen ressent que cette dimension fait largement défaut aux dirigeants politiques, tandis que s’affirme la conscience de la détention du pouvoir réel par la classe bureaucratique. Bien des citoyens balancent ainsi entre une critique souvent acerbe des « bureaucrates » et une forme de fascination vis-à-vis d’une catégorie sociale à laquelle beaucoup aimeraient appartenir.
Malgré les critiques dont ils sont l’objet, les représentants de la classe bureaucratique disposent d’une légitimité propre, qui tient à la présomption de compétence dont ils bénéficient aux yeux de bon nombre de citoyens. Tous ont atteint la position sociale qu’ils occupent au terme d’un parcours académique au sein d’établissements – écoles de commerce, instituts d’études politiques, écoles d’ingénieur, écoles de la fonction publique – dont certains revendiquent explicitement leur volonté de former des « généralistes polyvalents » et qui sont généralement perçus comme de grande qualité – cette perception étant évidemment entretenue, dans un processus circulaire, par la position dominante à laquelle accèdent leurs « anciens » et qui permet à ces derniers de vanter, avec une parole qui « a du poids », les qualités de leur alma mater. Pour ceux – nombreux – qui ont connu les écoles de la fonction publique, au premier rang desquelles l’Ecole nationale d’administration, le concours représente une source supplémentaire de légitimité, étant donné qu’il s’agit mécanisme théoriquement « méritocratique » et en tout cas construit pour être incontestable. Les membres de cette classe bureaucratique disposent ainsi d’une légitimité a priori.
Cette forte présomption de « compétence », et donc de légitimité à exercer le pouvoir, constitue un fondement solide sur lequel s’appuie le pouvoir de cette classe sociale, si solide qu’il pourrait, à terme, se substituer totalement l’élection, qu’il a déjà reléguée au second plan, comme source de légitimité. Les évolutions actuelles pourraient ainsi aboutir à une situation dans laquelle la grande majorité des citoyens se porterait très bien sans élections, à condition que les dirigeants de l’heure soient « compétents », respectent les libertés individuelles et que leur action permette une prospérité économique pour toutes les classes sociales.
A l’intérieur du système électoral, vers un nouveau clivage entre convertis à la domination technocratique et électeurs désireux d’obtenir sa destruction par l’élection de candidats « anti-système »
Trois attitudes particulières peuvent désormais être identifiées dans la société française s’agissant du rapport aux « politiques ». La lassitude, d’abord, vis-à-vis de politiciens dont beaucoup considèrent qu’ils sont « tous les mêmes » malgré leurs différences d’allégeances partisanes. Dans un grand nombre de cas, cette lassitude se transforme peu à peu en une indifférence durable qui conduit un nombre croissant de citoyens à se détourner d’un système politique jugé inefficace. Ailleurs, elle décourage d’autres citoyens qui ne sont cependant pas prêts à renoncer à leur droit de suffrage et continuent de voter sans grande conviction en faveur du parti qu’ils ont toujours soutenu ou bien en faveur du candidat qu’ils jugent « acceptable » ou qu’ils perçoivent comme étant « le moins pire ». Les enquêtes réalisées par les instituts de sondage semblent indiquer que les jeunes sont davantage représentés parmi le groupe qui choisit de ne plus exercer son droit de vote, tandis que les citoyens plus âgés sont plus nombreux à continuer de voter, sans doute autant par habitude que par conviction, c’est-à-dire par volonté de ne pas renoncer à ce droit.
Une autre attitude s’incarne dans l’adhésion à un candidat tel qu’Emmanuel Macron, qui incarne avec sa campagne présidentielle la figure du technocrate gestionnaire investissant le champ électoral. Soutenir Emmanuel Macron, c’est consciemment ou non prendre acte de cette réalité d’un pouvoir détenu par une caste bureaucratique. On en prend acte, et on y adhère : le vote Macron représente une réponse satisfaisante à un désir simple, que le gouvernant soit un bon gestionnaire, c’est-à-dire qu’il orchestre l’action bureaucratique de la meilleure des manières possibles, d’une manière « rationnelle » et « efficace ». Ce que certains désignent par l’expression de « phénomène Macron » est ainsi révélateur : il est l’aboutissement de l’évolution des responsables politiques « de gouvernement » qui s’affirment toujours plus, mandature après mandature, comme des gestionnaires. La figure du technocrate gestionnaire a acquis une position dominante telle qu’il ne lui est même plus nécessaire de se dissimuler en prétendant être en mesure d’amener « un changement », comme y était encore contraint le candidat François Hollande en 2012. Désormais, il est suffisant de faire campagne à l’aide d’un discours fondé sur l’idée que l’on va « réformer », « mettre fin aux archaïsmes ».
Aparté : l’idéologie technocratique du « consensus » et sa traduction politique
Emmanuel Macron apparaît, en ce début d’année 2017, comme le prophète d’un nouveau culte, celui de la réforme et de l’efficacité, de l’optimisation et de l’ajustement, qui a succédé au débat d’idées. Il donne une traduction électorale à la réalité de la domination de technocrates unis par un consensus autour de solutions censément « de bon sens » et « rationnelles ». Ce consensus fait passer la « gestion publique » – l’utilisation du terme de « gestion » s’agissant des problèmes de la société n’étant pas neutre – pour une science, ce qui permet de la faire entrer, en tant que telle, dans le domaine de l’incontestable et d’écarter tout débat. « There is no alternative » : le mot de Margaret Thatcher traduit bien cette idéologie néo-libérale, qui prétend précisément en finir avec « les idéologies » pour imposer les propositions économiques libérales autour desquelles s’est articulé le consensus bureaucratique qui prévaut aujourd’hui.
L’extrait d’émission de radio retranscrit ci-dessous illustre bien ce consensus technocratique, dont les conseillers économiques interrogés admettent clairement l’existence tout en repoussant avec force l’hypothèse selon laquelle ils auraient, en tant que conseillers du président de la République, « mené la politique économique de la France ». L’un d’eux évoque, pour écarter l’idée selon laquelle les hauts fonctionnaires de Bercy imposeraient leurs options idéologiques aux ministres, l’exemple du président Sarkozy qui aurait imposé sa volonté à « Bercy » en décidant des mesures auxquelles ces hauts fonctionnaires n’étaient pas favorables. Il est vrai que le politique conserve la capacité d’imposer sa volonté à l’administration : les hauts fonctionnaires ne sont pas institutionnellement en mesure de s’opposer à sa volonté une fois qu’elle est arrêtée. La répartition formelle du pouvoir se traduit par la soumission de l’administration au cabinet du ministre, et par celle du cabinet au ministre lui-même. L’enjeu, pour la classe bureaucratique, tient donc davantage au processus de formation de cette volonté et au pouvoir d’influence qu’elle peut exercer au stade de l’élaboration de celle-ci. A cet égard, les bureaucrates disposent d’une puissance incomparablement supérieure à celle des penseurs hétérodoxes. Les échanges témoignent ce que les conseillers interrogés revendiquent la légitimité de l’ « expertise technique » – supposément, puisqu’expertise et puisque technique, neutre et objective, donc non sujette à débat – apportée par les hauts fonctionnaires aux ministres. Cette analyse est censée traduire, comme le formule Emmanuel Moulin, la « réalité économique » du pays et, partant, le « consensus » qui s’impose au vu de cette « réalité » : elle est partagée par la plupart des hauts fonctionnaires – dont la « compétence » a fortement « impressionné » Laurence Boone – et des économistes « reconnus » – la notion d’économiste « reconnu » désignant précisément ceux des économistes qui ont su expliciter les fondements théoriques des options privilégiées par ce consensus. Dans ce contexte, les ministres, qui ne sont pas économistes eux-mêmes, sont structurellement portés à embrasser l’analyse proposée, qui leur est diffusée par de multiples canaux. Cette réitération, par des intermédiaires nombreux, des thèses auxquelles adhèrent les technocrates en charge permet de convertir des responsables politiques qui en étaient plutôt éloignés a priori : Emmanuel Moulin ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque ce « consensus » sur la « baisse du coût du travail », qui « a mis un peu plus de temps à venir à gauche », mais qui « est venu in fine ». La porosité de ces trois sphères ne fait que renforcer cette capacité d’influence de la classe bureaucratique sur un pouvoir politique qu’elle peut aller jusqu’à exercer directement : d’une part, la composition des cabinets ministériels est sociologiquement très proche de celle de la haute administration ; d’autre part, nombre de hauts fonctionnaires ont « franchi le Rubicon » pour être élus eux-mêmes.
Les Matins de France Culture – 25 janvier 2017 – 2e partie, 00:45 et suivantes
Intervenants :
- Guillaume Erner : journaliste, animateur de l’émission
- Frédéric Says : journaliste, auteur de Dans l’enfer de Bercy
- Laurence Boone : ancienne conseillère économique du président Hollande. Economiste dans le secteur privé.
- Emmanuel Moulin : ancien conseiller économique du président Sarkozy. Ancien élève de l’ENA, a rejoint le secteur privé.
Retranscription:
Guillaume Erner. – [A Frédéric Says] A l’intérieur de ce livre, vous dites que vous avez découvert la puissance des services de Bercy, qui incarnent, je vous cite, “la continuité au risque de l’immobilisme. A chaque alternance, le nouveau ministre se voit ainsi remettre par l’administration un cahier contenant les réformes à engager ; que le ministre soit de gauche ou de droite, ce cahier est le même à quelques lignes près, raconte un ancien directeur du Trésor.“ C’est ce que vous rapportez, Frédéric. [Aux invités] Puisque nous avons ici deux conseillers économiques qui ont mené la politique économique de la France : votre souvenir de l’enfer de Bercy, Emmanuel Moulin ?
Emmanuel Moulin. – Je nuancerais, on n’a pas mené la politique économique de la France, on a juste conseillé des hommes politiques qui l’ont menée…
Guillaume Erner. – Ne soyez pas modeste ! Est-ce que Bercy est vraiment un enfer ?
Emmanuel Moulin. – … j’ai passé pratiquement 15 ans à Bercy, j’ai vu plusieurs ministres et j’ai vu des ministres qui savaient imprimer leur marque aux services de Bercy. […] Bercy est une maison qui aime être dirigée. C’est une maison qui aime être dirigée par des ministres qui ont un agenda et qui ont une volonté de faire des choses. A ce moment-là, les services de Bercy se mettent au diapason et obéissent. Je me souviens, quand j’étais conseiller économique de Nicolas Sarkozy, on a fait un plan de relance de 40 milliards d’euros, on a creusé le déficit budgétaire jusqu’à 7% du PIB. Franchement, c’était pour Bercy quelque chose qui était inconcevable. Pourtant, Bercy a obéi et toutes les mesures ont été conçues à Bercy.
[…]
Guillaume Erner. – Mais alors, Laurence Boone, est-ce que le politique a véritablement la possibilité de mener la politique qu’il entend ou bien est-ce qu’il doit se battre face à une administration qui tendrait à maintenir une forme d’immobilisme ?
Laurence Boone. – Il faut en revenir à ce que disait Emmanuel Moulin. Bercy est une administration d’experts, donc les experts vous fournissent des expertises techniques, des points de vue, et ensuite c’est au politique de décider. Entre l’expert et le politique, en France, on a le cabinet et les conseillers. Le ministre a des conseillers qui permettent d’éclairer les mesures qui sont proposées par l’administration […]. Moi qui ne viens pas de Bercy et qui suis venue du privé, et en plus d’Angleterre donc d’un monde totalement différent, j’ai été extrêmement impressionnée par la compétence de tous ces hauts fonctionnaires.
Frédéric Says. – Mais sur la question de l’orientation des politiques qui vont arriver, on prend un exemple dans le livre, c’est qu’un ministre de gauche qui arrive après un ministre de droite reçoit une sorte de gros rapport qui est un ensemble de diagnostics et de propositions de la part de la direction du Trésor. Les hauts fonctionnaires le revendiquent, ne s’en excusent pas, ne s’en cachent pas : dans ce rapport, que le ministre soit de gauche ou de droite, 99% du contenu est le même. Est-ce que ça, selon vous, c’est normal dans le contexte d’une alternance ?
Laurence Boone. – Alors. Des experts techniques fournissent un diagnostic sur l’état de la France et des mesures qui leur semblent appropriées pour traiter ces diagnostics. Ça, ça reste technique. Et puis il y a des sujets sur lesquels… Même les règles européennes, on peut les regarder par en-dessous ou par au-dessus, elles s’imposent à un ministre qu’il soit de gauche ou de droite. C’est au politique et à son cabinet de décider de l’orientation, en repoussant certaines mesures, en demandant de la créativité sur d’autres, et en en adoptant certaines. Qu’il y ait un rapport de transmission pour que le ministre puisse avoir de l’expertise tout de suite et être le plus rapidement au fait des choses me paraît totalement sain.
Guillaume Erner. – Et s’agissant des conseillers économiques, est-ce que vous avez l’impression qu’il y a une représentation du monde différente entre conseillers de droite et conseillers de gauche ? Il y a un discours contre l’ENA qui n’est pas un discours nouveau mais est particulièrement puissant aujourd’hui : est-ce qu’on a affaire à des gens qui sont victimes d’une même pensée unique ou est-ce que vous avez l’impression, au contraire, qu’il y a de grandes disparités entre les cabinets ministériels de partis politiques différents ?
Emmanuel Moulin. – Je pense qu’il y a des différences, je pense qu’on gagnerait à ce qu’il y en ait plus, avec une plus grande diversité de recrutement parce qu’il n’est effectivement pas normal qu’il n’y ait que des énarques autour des hommes politiques. […] Je pense qu’il y a des orientations qui sont différentes sur les questions de fiscalité, sur les questions de finances publiques ; il y a aussi une réalité de la situation économique de notre pays, qui nécessite des mesures qui, bien souvent… sur lesquelles on retrouve un certain consensus. Je vois, par exemple, sur la baisse du coût du travail, c’est un consensus qu’il y a eu à gauche et à droite… il a mis un peu plus de temps à venir à gauche, mais il est venu in fine. Donc ça, c’est des mesures qui effectivement font consensus à droite et à gauche.
Enfin, une troisième attitude se traduit par l’adhésion à des candidats tels que Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen. Il convient de préciser d’emblée que l’objet de ce propos n’est pas d’assimiler ces deux candidats, que séparent d’innombrables différences, dont l’une – et non la moindre – tient au fait que Jean-Luc Mélenchon s’inscrit dans une démarche d’éducation populaire, d’appel à l’intelligence de chaque citoyen et de recherche d’adhésion à un projet de progrès social là où Marine Le Pen entend se frayer un chemin vers le pouvoir à coups d’invectives, de déclarations démagogiques et xénophobes et en cherchant à exploiter cyniquement les réflexes spontanés, les réactions viscérales et les passions tristes et négatives qui peuvent s’exprimer chez chaque citoyen. Pour autant, ces deux candidats si radicalement opposés ont en commun de dénoncer la confiscation effective du pouvoir proprement « politique » par la classe bureaucratique. La bureaucratie européenne représente une cible privilégiée : les critiques des « technocrates de Bruxelles » sont ainsi un élément récurrent du discours de ces candidats.
Cette confiscation du pouvoir rend sans objet le dernier instrument qui restait entre les mains de chaque citoyen – le bulletin de vote – pour lui permettre de faire valoir ses intérêts et d’obtenir de la société qu’elle les satisfasse au moins partiellement. La découverte de l’inutilité du bulletin de vote vient s’ajouter à d’autres déceptions pour former un ensemble qui montre au travailleur qu’il n’est plus en mesure de peser, d’aucune manière, dans le rapport de force économique. Parmi ces déceptions, on relèvera les deux plus évidentes que sont, d’une part, le constat de l’impuissance croissante des organisations syndicales à peser pour rééquilibrer le rapport de force au profit des salariés et d’autre part celui, cruel, que la valeur et la compétence propre du travailleur ne valent plus rien dans un contexte de chômage de masse qui empêche en pratique l’employé de faire valoir ses qualités professionnelles pour négocier une amélioration de ses conditions de travail : soumis à la menace permanente du chômage, les salariés sentent combien ils sont, plus que jamais, interchangeables et dans une situation précaire à laquelle le bon vouloir de l’employeur peut mettre fin à tout instant.
En réponse à la conscience de cette réalité, les candidats tels que Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen représentent des canaux d’expression privilégiés dès lors qu’ils sont perçus comme des leviers – peut-être comme les derniers leviers disponibles – pour mettre fin au « système ». Ce dernier terme traduit davantage le sentiment d’une réalité diffuse, d’un contexte général défavorable à la classe sociale à laquelle appartient l’électeur, adversité insaisissable mais omniprésente à laquelle on a espéré, en vain, que les partis dits « de gouvernement » parviendraient à mettre fin. Le terme de « protestataire » fréquemment accolé par les observateurs, et en particulier par les journalistes, à ces candidats et à leurs électeurs convient finalement assez bien : ceux que l’on qualifie trop rapidement d’ « extrémistes », comme si la radicalité des opinions exprimées par leur suffrage était choisie et non imposée par la réalité sociale, utilisent leur bulletin de vote comme un moyen de protester, d’exprimer leur refus d’une situation qu’ils ressentent comme étant celle d’une domination subie, celle-ci étant la domination d’une « classe dirigeante » dont l’action n’apporte rien aux membres des classes dominées.
Le discours dénonçant le « système », rhétorique qui est au cœur de la stratégie électorale de Marine Le Pen en particulier, prend ici tout son sens. Ce discours est souvent balayé, trop rapidement, comme excessif, simpliste et démagogique, et ne serait pour les candidats qui y ont recours qu’une facilité de langage destinée à séduire des électeurs qui seraient « perdus ». Pourtant, cette expression est sans doute révélatrice de l’émergence d’un nouveau clivage structurant, qui oppose « candidats du système » et « candidats anti-système » ; candidats « des élites » et candidats « du peuple » ; candidats « réalistes » et candidats qui entendent « renverser la table ». Ce clivage a pris, dans les faits, le pas sur l’ancien clivage gauche / droite. Ce dernier, qui conserve dans l’absolu toute sa pertinence, est aujourd’hui relégué à l’arrière-plan dans un contexte politique et médiatique marqué par une négation de ce clivage de la part de deux candidats – Emmanuel Macron et Marine Le Pen – qui, bénéficiant de la visibilité que leur offrent des sondages très favorables, imposent leur agenda politique à la majorité des autres candidats. Tous deux ont en effet intérêt à ce que ce clivage s’impose, dès lors que chacun peut espérer dominer le camp auquel ce nouveau clivage l’assigne : « système » pour l’un, « anti-système » pour l’autre. Si la négation du clivage gauche-droite traduit, dans la bouche d’Emmanuel Macron et Marine Le Pen, un désir ardent plus encore qu’un constat informé, il demeure que cette rhétorique reflète une réalité nouvelle, qui structure depuis plusieurs années maintenant les débats politiques français.
Il est à noter qu’Emmanuel Macron lui-même est parfois considéré par certains de ses soutiens comme incarnant une rupture avec le « système », ce qui n’est pas dénué d’ironie. Mais le « système » dont il est question est différent de celui que dénonce Marine Le Pen. Il s’agit de la démocratie partisane, de la véhémence de ses débats et du rythme de ses alternances entre une gauche et une droite perçues comme largement similaires. Las, l intéressés se détournent de ces « chicayas » sans but pour embrasser ce candidat gestionnaire, dont le profil bureaucratique est à leurs yeux une promesse d’efficacité.
Perspectives : vers un délitement du système électoral
Malgré leur importance croissante, ces expressions électorales « anti-système » ont relativement peu de chances d’aboutir. Elles pourraient se traduire, lors d’un prochain scrutin, par l’élection de l’un ou l’autre des candidats « anti-système » évoqués plus haut. Mais ce succès électoral n’aurait sans doute pour effet que de conduire à leur normalisation et à leur soumission aux intérêts d’une classe bureaucratique dont la domination ne serait nullement remise en cause.
Cet échec de ce qui apparaît aujourd’hui à beaucoup de citoyens comme le dernier moyen d’action disponible pour remettre en cause le « système » pourrait conduire à deux évolutions opposées. L’une, parfois évoquée, est celle d’une « explosion », d’une « révolte populaire », c’est-à-dire l’enclenchement d’un processus révolutionnaire qui verrait les citoyens manifester massivement, peut-être violemment, pour exiger et obtenir la fin d’un système politique sans lien avec les réalités sociales. Cette première hypothèse semble peu probable, car les conditions structurelles nécessaires à l’émergence d’une telle situation ne sont pas réunies : à l’échelle individuelle, d’une part, les citoyens ont dans leur grande majorité encore « trop à perdre » pour envisager sérieusement de participer à un tel processus et d’assumer les risques qu’il implique ; à l’échelle collective, d’autre part, il n’existe pas d’organisations structurées qui seraient en mesure d’accompagner ce processus et d’assurer une forme, même limitée, de coordination. Cette absence d’organisations susceptibles de jouer un rôle dans un tel processus s’explique sans doute largement par l’absence d’objectifs clairs, identifiés et partagés par la majorité des citoyens s’agissant du but à atteindre et de l’horizon vers lequel tendre. L’ennemi désigné – « le système » – reste insaisissable, la cible retenue variant – les journalistes, les fonctionnaires, les notaires, etc. – en fonction des sujets brûlants du moment et de l’exploitation cynique qui peut être faite de ce sentiment par des responsables politiques conscients de la rentabilité électorale de ce discours ; et il est par ailleurs difficile d’identifier, dans une perspective d’action directe, quelles devraient être les cibles d’une mobilisation désireuse d’obtenir « quelque chose ». Ce « quelque chose » pose par ailleurs question : si nombre de citoyens s’accorde sur le fait qu’il faut « changer » la situation actuelle, aucun consensus n’existe sur les solutions qu’il faudrait apporter à ces problèmes structurels, que ce soit à court terme ou sur le temps long.
Pour ces raisons, la perspective d’un délitement, lent et progressif, de la démocratie élective apparaît comme l’hypothèse la plus probable. L’élection d’un leader « anti-système » s’avérant finalement incapable de transformer radicalement la structure des rapports de force sociaux et économiques n’aura été aux yeux des citoyens qu’une péripétie de plus, sans grande conséquence. Les élections apparaissant, toujours plus clairement, comme n’étant qu’une mascarade, un spectacle périodique et répétitif dont il n’y a rien à attendre, la majorité des citoyens s’en désintéressera durablement. La hausse constante de l’abstention peut être analysée comme un signe annonciateur de ce phénomène : c’est le cas pour les élections législatives depuis 1988, malgré un rebond de la participation en 1997 ; c’est également et surtout le cas, depuis 1983, s’agissant de l’élection municipale, pourtant fréquemment décrite comme l’ « élection-reine » qui permet de désigner l’élu auquel les Français seraient le plus attachés. Le discrédit des responsables politiques semble ainsi avoir atteint l’échelon démocratique le plus proche des citoyens et les élus théoriquement les mieux à même d’apporter des changements immédiatement sensibles à la vie quotidienne des électeurs. Ce constat doit être nuancé au regard des taux de participation toujours élevés enregistrés aux élections présidentielles : les citoyens conservent, pour l’heure, le goût de ce pugilat quinquennal.
Si l’on accepte l’hypothèse de ce délitement progressif, il demeure que notre système politique, toujours en place faute d’une révision constitutionnelle d’ampleur, continuera à fonctionner et à produire des élus. Les vainqueurs seront alors ceux qui disposeront de la base électorale la mieux mobilisée dans un contexte d’abstention massive. Quels qu’ils soient, leurs décisions « politiques » demeureront soumises aux intérêts bureaucratiques, étant entendu que ces intérêts laissent une marge de manœuvre permettant à un leader politique de prendre des décisions discrétionnaires dès lors qu’elles ne s’opposent pas à ces intérêts. Il ne s’agit pas ici de nier les effets potentiellement considérables des décisions éventuellement prises pour les catégories sociales qu’elles viseraient : il n’y a qu’à songer aux effets potentiels des mesures aujourd’hui proposées par la candidate frontiste en matière de sécurité ou d’immigration, dont il n’y a aucune raison de penser qu’elle ne serait pas en mesure de les mettre en œuvre au moins partiellement. Mais la question centrale reste de savoir comment, puisque la domination bureaucratique semble devoir durer, altérer cette domination et contrer ses effets dans le processus de décision politique.
Reste une question : que faire ?
Cette domination bureaucratique semble en effet devoir durer, car un fait demeure : celui de la complexité considérable de nos sociétés contemporaines, qui explique la spécialisation croissante des employés subalternes dans les fonctions d’exécution qu’ils assurent et la prééminence des fonctions bureaucratique de coordination. Dénoncer cette réalité ne nous mène pas bien loin. Nous sommes contraints de prendre acte de cette « complexification » de nos sociétés – qui, au demeurant, s’incarne jusque dans notre vocabulaire avec le développement de cette novlangue technocratique dont le terme « complexification » fournit un bel exemple. Complexité des règles juridiques et de l’organisation administrative, complexité des structures de production et du système financier : les exemples ne manquent pas qui illustrent cette complexité croissante et déroutante pour le citoyen.
La question est donc : comment concilier cette complexité, et la domination bureaucratique qu’elle génère, avec un régime fondé sur le principe de la souveraineté des individus-citoyens ? Si l’on prend acte du fait que la prééminence de la fonction de coordination, et donc la domination bureaucratique, ont vocation à se maintenir dans la durée, il nous faut en effet réfléchir à de nouvelles voies d’expression démocratique pour permettre aux citoyens d’attribuer le pouvoir politique d’une manière qui prenne en compte cette réalité pour mieux lutter contre elle.
Dans cette perspective, le système électif actuel semble inadapté. L’élection d’un candidat sur un programme, l’élection d’un homme auquel sont attachés des attentes et des exigences, est mortifère pour un système électif où la promesse du moment électoral est fatalement vouée à être déçue par la réalité d’une gestion des « affaires publiques » soumise aux exigences de la domination bureaucratique. Ce système inadapté à la réalité sociale produit ainsi lui-même, par son seul fonctionnement, le mal qui finira par le détruire.
Les pistes évoquées par certains auteurs partisans du tirage au sort peuvent permettre de désamorcer cette source de tensions croissantes dans nos systèmes politiques. La sélection des représentants par voie de tirage au sort consiste à choisir aléatoirement des citoyens qui seront chargés de participer à un processus institutionnel qui se déploie à travers l’action de plusieurs entités chargées de proposer, élaborer, délibérer et décider. Les citoyens choisis au hasard sont, du fait de ce mode de sélection, des éléments « neutres », vierges de tout mandat, de toute attente et de toute exigence programmatique ou idéologique.
Les différents systèmes institutionnels permettant de mettre en œuvre ce principe de sélection aléatoire ont été admirablement décrits par David van Reybrouck dans un ouvrage récent (David van Reybrouck, Contre les élections, Actes Sud, 2014). Résumés à grands traits, ces systèmes reposent sur deux principes complémentaires : la délibération, et le nombre. C’est le nombre de citoyens tirés au sort, ainsi que le nombre d’institutions qui, complémentaires, assurent chacune une fonction précise du processus décisionnel et se contrebalancent dans une vision actualisée de l’équilibre des pouvoirs, qui assurent la qualité de la délibération démocratique des citoyens.
Durant ce processus, les citoyens ainsi sélectionnés seraient assistés de hauts fonctionnaires et d’ « experts » censés les aider à arrêter leurs choix et à élaborer leurs propositions de mise en œuvre concrète des choix ainsi arrêtés. Il est utile de noter ici que les élus du suffrage universel sont eux aussi assistés des mêmes hauts fonctionnaires et « experts ». Compte-tenu de cet élément incontournable – et incontournable précisément en raison de la complexité de nos sociétés, déjà évoquée, qui exige l’apport d’une connaissance technique souvent importante dans l’élaboration des politiques publiques –, il est irréaliste d’espérer un processus de décision publique libéré du poids de l’influence technocratique.
Un tel système présente en revanche deux avantages majeurs. D’une part, ces citoyens tirés au sort seront indépendants : ils n’auront ni « mandants » susceptibles de faire pression sur eux, ni allégeance partisane à respecter, ni préoccupation électorale liée à une réélection éventuelle. D’autre part, ils seront nombreux : cette multitude signifiera qu’il y aura autant de sources de remise en cause partielle, ponctuelle, des présupposés que la classe bureaucratique tendra à proposer comme allant de soi alors qu’il faudrait justement les remettre en cause. Indépendance et multitude représenteront deux forces qui rendront notre système politique structurellement plus favorable à la contestation de la doxa bureaucratique – c’est-à-dire la doxa gestionnaire, supposément rationnelle, dont l’objectif premier est de servir les intérêts de la classe bureaucratique – et à une prise de décisions qui ne seraient plus seulement la traduction de ces intérêts bureaucratiques – sans pour autant en être totalement détachée, en raison de ce rôle incontournable des « experts » évoquée plus haut.
En somme, un tel système permettrait de transférer la question du choix politique effectif depuis le moment unique, préalable à l’exercice du pouvoir, qu’est celui du choix des élus – aujourd’hui, l’élection comme lutte entre partis et programmes – vers des moments multiples et complémentaires de l’exercice du pouvoir que confèrera le tirage au sort à une multitude de citoyens formant plusieurs institutions distinctes – c’est-à-dire les moments de la proposition, de l’élaboration, de la délibération et de la décision. Ce transfert, cette resynchronisation des moments du choix politique effectif et de l’exercice du pouvoir politique théorique, permettra, d’une part, d’en finir avec ce sentiment récurrent d’hypocrisie et de mensonge qui obscurcit les relations entre les citoyens et les élus du suffrage – c’est-à-dire le sentiment d’avoir été « trompé », de ne pas obtenir in fine ce pourquoi l’on a voté. Il permettra, d’autre part, de multiplier les occasions et les sources de remise en cause de la domination bureaucratique dans la prise de décision politique : les occasions, grâce à la diversité des moments de l’élaboration d’une politique publique – étant entendu qu’à chaque moment correspond une « population » de citoyens tirés au sort ; et les sources, grâce à la multiplicité de consciences individuelles tirées au sort qui seront susceptibles de questionner, critiquer et remettre en cause les présupposés que les « assistants » représentants de la classe bureaucratique ont entendu, consciemment ou non, imposer à ces citoyens tirés au sort et chargés de prendre des décisions de nature politique.
L’épuisement de notre système électif devrait au moins nous conduire, collectivement, à prendre en considération cette perspective pour imaginer des voies d’amélioration de notre démocratie.