Lundi 14 octobre – Musique d’entrée en classe : Macklemore, can’t hold us (proposition d’élève)
Journée nationale d’hommage aux 2 profs assassinés, Samuel Paty (16/10/2020) et Dominique Bernard (13/20/2023). On a reçu un mail de la direction, samedi à 14h. Il y aura un discours au micro général du collège, qu’on entend dans toutes les classes, et un arbre sera planté. On doit tout arrêter 5 minutes avant la fin d’un cours, et évoquer la situation brièvement avec nos élèves. Dommage qu'il n'y ait pas eu de concertation préalable, et que l’info soit donnée à la dernière minute, en plein weekend... Pas le temps de préparer quelque chose de bien. Dommage...
Evoquer brièvement… Alors j’évoque. Avec mes 4e on y passe toute l’heure, et on aurait pu en gratter 2 de plus.
- Pourquoi le prof il a été assassiné ?
- Pourquoi BFM ils disent du mal de nous ?
- Et pourquoi la France elle a un problème avec les musulmans ?
- Monsieur, c’est quoi les dessins qu’il a montrés, le prof qu’a été tué ?
- Et pourquoi tout le monde dit que le Hamas c’est des terroristes ?
- Et c’est quoi un islamiste ? Un radicalisé ? Un extrémiste ?
Limite si je dois pas leur dessiner un mouton…
Ah oui, je vous ai pas dit : dans mes classes, à la louche, une bonne moitié d'élèves de familles musulmanes. Je joue l’équilibriste.
Mardi 15 octobre – Musique d’entrée en classe : John Lennon, Imagine
Je propose à toutes mes classes de reparler des assassinats. Ils veulent ! Savoir ce qui s’est passé. Avec les 5e, ça prend encore toute l’heure. Ça tombe bien, le chapitre du moment c’est les débuts de l’islam. Montrer des dessins du prophète ? Ça les choque. Ranya (1) dit que « ça s’fait pas », que ça lui « fout la rage ». J’essaie d’expliquer qu’elle a le droit de le penser, mais que la loi française autorise à la faire. Apprendre la différence entre opinion et légalité… Chaud !
Et je ne peux pas ne pas l’écouter. Ecouter la parole de ces enfants choqués, paumés, écartelés parfois entre ce qu’ils entendent ici et chez eux. Bordel ! Pourquoi TOUT le programme ne consiste pas justement à parler de ça ? Franchement, Louis XIV et Charlemagne, là-dedans ? Hein ?
Leila (1), elle, est en 3e mais elle n’a pas encore compris qu’un dessin c’est pas la réalité. Pour elle, dire qu’on représente le prophète alors que c’est un dessin, c’est un mensonge : ce n’est pas le prophète en vrai.
- Moi : Bien sûr que c’est pas le prophète en vrai : c’est un dessin.
- Elle: Oui, donc c’est un mensonge, c’est pas le prophète en vrai, le dessinateur il a menti !
- Moi : Tu sais qu’un dessin, c’est jamais la réalité ? Même toi, si on te dessinait parfaitement, ça ne serait pas toi ? En plus, personne sait à quoi ressemblait le prophète, il n’y avait pas de photo en 630.
- Elle: Ouais, donc c’est un mensonge !
A ce stade, je suis aussi démuni qu’un taille crayon au pied d’un chêne.
Jeudi 17 octobre – Musique d’entrée en classe : Stanley Brothers, Man of Constant Sorrow
Je fais étudier aux 4e trois petits textes du XVIIIe siècle, pour ou contre l’esclavage. Il y a un extrait de Montesquieu (De l’Esprit des Lois), dans lequel il dit qu’il est contre en faisant croire qu’il est pour. Ironie, second degré… Voilà ce qu’il dit :
« Si j'avais à défendre le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :
1/ Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.
2/ Ceux dont il s'agit ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre.
3/ On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme dans un corps tout noir.
4/ Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils préfèrent un collier de verre à de l'or.
5/ Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
6/ De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe de faire une loi en faveur de la miséricorde et de la pitié ? »
Sondage à main levée : alors, il est pour ou contre ? Presque tous tombent dans le panneau. Encore pire quand je traduis le texte avec mes mots à moi. Je me marre, à l’intérieur. Je leur explique le principe du second degré, et que par exemple moi je fais presque que ça. Mais tout le monde ne comprend pas, les adultes et encore moins les enfants.
- Ah, c’est pour ça monsieur qu’on comprend pas toutes vos blagues ?
- Bien sûr. Tenez, par exemple : vous êtes tous nuls !
Même là, j’en ai perdu ! J’explique : exagéré… trop énorme… pas crédible… humour… (pour les vieux fans des Guignols : Michael Kael…, ‘cule un mouton.)
Vendredi 18 octobre – Musique d’entrée en classe : Rammstein – Tier
Dans toutes mes classes, je change les élèves de place. Je les installe selon mes critères. Yanis (1), petit caïd de 5e, se retrouve à côté d’Eva (1). Il râle, se plaint, dit que non il veut pas, et se met à pleurer en s’asseyant. Le caïd n’a que 11 ans… Les autres m’expliquent qu’ils s’aiment pas, les deux, qu’ils se sont engueulés en cours d’anglais. Je lui passe un mouchoir. Le cours suivant, je le change de place.
J’ai écrit hier soir à tous les parents de la classe dont je suis prof principal, pour avoir leur retour sur la rentrée de leurs enfants, leurs sensations, leurs besoins. Une maman m’écrit tout de suite : sa fille, nouvelle au collège, va pas bien, pas d’amies, crises d’angoisses tous les matins. Je discute tout de suite avec la petite. Au début elle s’est fait des copines, mais maintenant toute la classe se fout de sa gueule et rigole en douce. Surtout deux filles, j’ai les noms. Je la rassure : on va s’occuper de ça. On a un groupe de prévention du harcèlement, au collège (j’en fais partie). Je vais voir la CPE, on déclenche le plan rouge. La petite est rassurée : on l’a entendue.
Je suis bien content d’avoir écrit ce mail, dis-donc !
La toute dernière heure avant les vacances… les profs en ont une trouille bleue ! Pas moi. Mes 4e sont impeccables, au boulot, attentifs. Leila (1), au fond de la salle, me demande si j’ai de la colle. Je lui lance mon tube depuis mon bureau, elle le rattrape : bravo. Elle me le renvoie en le jetant par-dessus son épaule. Je le rate. J’explique : « Leila, si tu veux être précise, il faut lancer par en-dessous ». Nouveau document à coller. Je renvoie le tube. Puis elle. Par en-dessous : lancer parfait. La salle applaudit.
Bonnes vacances !
(1) Tous les prénoms sont modifiés