Jeudi 1er novembre (Toussaint, jour des morts)
« La Nymphe, navire négrier parti de Nantes en 1772 »
Avant d'aller au festival, je vais voir le Mémorial de l'Abolition de l'Esclavage. Approchant du monument, je remarque sur la promenade qui longe la Loire des petits rectangles de verre incrustés dans le sol. Drôle d'idée. Au bout d'un moment, je me rends que sous chaque rectangle est incrusté le nom d'un bateau ayant participé à la traite. La Sirène, L'Affriquaine, L'Espérance, L'Hiver... il y en a beaucoup, bien loin de l'image des vaisseaux spatiaux emmenant des émigrants vers un monde nouveau et meilleur.
Dans le « passage méditatif souterrain », « Liberté » est écrit dans de très nombreuses langues et les déclarations de personnalités attendues, Victor Schoelcher ou Aimé Césaire, voisinent avec celles des chefs de révoltes d'esclaves à la Guadeloupe, à la Réunion, à Saint-Domingue.
Les navires nantais ont transporté à peu près la moitié de la traite française, 550 000 esclaves, sans que presque aucun ait transité par la ville. Un million et demi d'Africains au total ont perdu la vie pendant le trajet.
Jour des morts.

« L'Éléphant a ses quartiers sous la nef »
De l'autre côté du fleuve, j'arrive sur l'ancien site des chantiers navals, reconverti en espace créatif par le collectif de « La Machine en l'Île ». Des hordes d'enfants grimpent sur des manèges aux superbes monstres marins et sur un éléphant géant qui peut emporter cinquante personnes. La puissance de l'imaginaire est ici immédiatement visible.
« Si vous essayez d'avoir huit doigts, cela affectera votre construction cranio-faciale et votre système uro-génital »
À l'image de n'importe quel festivalier anonyme, Steven Erikson attend le moment de monter sur scène au milieu du hall. Après le débat sur la traduction d'hier, l'impression de retrouver une vieille connaissance. La table ronde « Momies, fossiles et thanatopraxie » attire les foules, comme hier la matière noire. On ne peut pas reprocher aux Utopiales de ne pas tenir compte des spécificités du calendrier. Jean-Sébastien Steyer, paléontologue, souligne d'ailleurs le plaisir qu'il a à parler des morts en ce jour de Toussaint.
Pour montrer que le traitement des morts en apprend beaucoup sur une culture, Steven Erikson, qui a une formation d'archéologue, raconte la fouille d'un site datant de 4000 à 6000 ans au Saskatchewan, Les hommes et les chiens étaient enterrés soigneusement dans un cimetière, tandis que les femmes et les enfants étaient jetés au bas d'une falaise.
Le débat se concentre sur la « désextinction », la résurrection grâce à des manipulations génétiques d'espèces disparues.
Steven Erikson souligne que certaines conditions conservent particulièrement bien les restes du passé, notamment la boue. Il a ainsi fouillé des latrines d'officiers datant de deux cent cinquante ans : « Le papier journal qu'ils utilisaient pour s'essuyer les fesses était parfaitement conservé », au point que les autorités sanitaires ont vérifié que ces fouilles ne relâchaient pas dans la nature le virus de la petite vérole.

La désextinction ne semble pas inenvisageable : « T-Rex a plus de gènes en commun avec le canari qu'avec le diplodocus ». Un projet a d'ailleurs été lancé aux États-Unis, indique Jean-Sébastein Steyer : « chickenosaurus », pour créer des poussins à dents en réactivant des gènes qu'ils ont conservé des dinosaures.
Mais la désextinction pose deux problèmes. Les gènes ne sont pas monofonctionnels. Quand on en modifie un, on touche à beaucoup de choses.
Ensuite, il existe une question éthique : si on peut le faire, doit-on pour autant passer à l'acte ? Le niveau d'oxygène dans l'air à l'époque des dinosaures était moins important qu'aujourd'hui : pourraient-ils survivre dans notre monde ? À quoi bon faire revivre une espèce, si, parce que son environnement aura disparu, elle doit immédiatement s'éteindre de nouveau ?
« J'ai mangé en Roumanie du poulet français reconnaissable à son goût de poisson »
Discussion entre deux légendes de la science-fiction, Gérard Klein et Norman Spinrad, sur « le corps économique ».
Spinrad : le grand marché de l'ALENA, en inondant le Mexique de maïs transgénique des États-Unis a causé beaucoup de problèmes aux agriculteurs mexicains, « alors que le maïs est essentiel pour les tacos ».
Klein : « La même chose s'est produite avec le poulet nourri de farines de poisson en France et revendu à bas prix en Afrique. Les agriculteurs africains ont été ruiné ; ce qui a aggravé l'exode rural. Pendant le communisme, je me souviens aussi avoir mangé en Roumanie du poulet français, parfaitement reconnaissable à son goût de poisson. »
Spinrad : « Les poulets américains élevés aux antibiotiques ne sont plus vraiment des animaux. On ferait aussi bien de les élever sans tête ».
Klein : « Les antibiotiques sont aussi utilisés en France en doses massives pour faire grandir plus vite les poulets, les bœufs ou d'autres animaux, ce qui pose un vrai problème de santé publique. Les économistes ne s'intéressent pas à l'impact des modifications génétiques ».
« Si on veut sortir un jeu en Chine, il ne faut représenter ni la Chine, ni aucun personnage chinois »
Débat sur les jeux vidéo :
« Contrairement au cinéma et à la littérature, il semble impossible de représenter dans les jeux vidéo des personnes réelles. On voulait sortir un jeu qui se passait à Cuba, dans lequel Fidel Castro mourait, victime d'un attentat, et des narcotrafiquants prenaient le contrôle de l'île. Le service juridique nous a fait changer les noms : c'est devenu Fadel Costri sur l'île de Cabu. »
« On a essayé de vendre en Chine un jeu avec une dizaine de nations et plein de personnages qui s'affrontent. Les Chinois nous ont répondu que c'était impossible tant qu'on n'avait pas enlevé tous les personnages chinois, et même la Chine. Parce que, comme l'État chinois a une politique coloniale et des revendications territoriales, ils ne veulent pas qu'on représente les frontières. »
« Soit nous sommes seuls dans l'univers, soit nous ne le sommes pas. Les deux hypothèses sont tout aussi effrayantes », Arthur C. Clarke, tiré de la conclusion de : David Fossé et Manchu, Exoplanètes, Belin, 2018.
Exposition « Exoplanètes ».
L'être humain a découvert environ 4000 planètes extrasolaires dans la galaxie, et on pense qu'il doit en exister plus de mille milliards dans l'univers.

Aucune d'entre elles n'étant observable par un télescope optique, « on est obligé de les explorer par la pensée, comme nos prédécesseurs ont imaginé Mars ou Vénus ». À partir des connaissances scientifiques actuelles, le journaliste David Fossé et le peintre Manchu l'ont fait dans un livre et une exposition remarquables.
1. Histoire des planètes mort-nées
En 1995, la première planète extérieure au système solaire est découverte. Comme souvent avec les découvertes, la vérité est relative : trois exoplanètes avaient été signalées au début des années 1990, mais leur existence n'avait pas été reconnue par la communauté scientifique tant elles semblaient aberrantes. Elles tournaient en effet autour d'un pulsar, aussi appelé étoile à neutrons, résidu de l'explosion d'une soleil. Leur rayonnement crée un environnement parfaitement hostile, et on les pensait impropre à la présence de planètes. Par ailleurs, en presque trente ans, on n'a découvert que deux autres planètes à pulsar.
Leur rareté a valu à ces planètes d'abord dédaignées des noms, contrairement à la plupart des autres exoplanètes. Le pulsar a été baptisé « Liche » (sorcier mort-vivant dans la fantasy), et les trois planètes, « Draugr » (vampire de la mythologie nordique), « Poltergeist » (esprit frappeur) et « Phoebetor » (dieu des cauchemars chez les Grecs). On mesure à ces noms l'effet que ces planètes impossibles ont dû produire sur les astrophysiciens.
2. Les planètes impensables
Beaucoup d'exoplanètes découvertes mettent à bas les modèles de formation construits à partir de l'observation du système solaire (les planètes rocheuses près de l'étoile, les géantes gazeuses plus loin).
Au hasards des textes qui accompagnent les peintures exposées (et du livre de David Fossé et Manchu) :
Une planète – peut-être – recouverte par un océan (Kepler 22-b).
Une planète, PH-1b, appartenant à un système à quatre soleils.
51 Pegasi b, la première découverte officiellement, est une géante gazeuse qui tourne autour de son étoile en seulement quatre jours, car elle est plus proche de son soleil que Mercure du nôtre.
HD 209458b, qui, comme la précédente, appartient à la catégorie des « Jupiter Chauds », s'évapore, ce qui lui a valu le surnom d'Osiris.
Corot-7b présentant toujours la même face à son soleil, elle est incandescente d'un côté et glaciale de l'autre.
WISE 0855-0714, planète orpheline, n'orbite pas autour d'une étoile mais erre dans l'univers, « chassée par le billard gravitationnel ».
3. La grande migration
Bien entendu, la quête des exoplanètes se fait avec une idée derrière la tête : trouver une planète qui pourrait abriter de la vie.
Proxima b est la plus proche et possède – probablement – un océan.
Trappist-1 possède un système « ultra-compact » de sept planètes très proches les unes des autres. De tailles proches de celle de la Terre, trois d'entre elles pourraient contenir de l'eau.
Certaines exolunes – non encore découvertes – pourraient être habitables.
Beaucoup de « peut-être », de « probablement » et de « pourraient » mais, quand on sait que « Liche » se trouve à 1600 années-lumière, l'univers nous laisse peu à peu l'observer.
Entendu au hasard d'une table ronde : « Je n'ai pas de formation scientifique. Tout ce que je sais de la science, je l'ai appris par la science-fiction ».
L'exposition « Voyage au centre de la galaxie » rappelle opportunément que nous tournons tous autour d'un trou noir hyper-massif.
Sur le chemin du retour, deux Témoins de Jéhovah me tendent un prospectus avec cette question : « Was life created ? ». Bien vu d'essayer de séduire les festivaliers déboussolés par les tables rondes des Utopiales, mais ils pourraient au moins le faire en français.