Il s’agit tout d’abord du livre de Justine Augier, prix Renaudot de l’essai, pour De l’ardeur, l’histoire de l’avocate Razan Zeitnouneh, véritable « Antigone syrienne » qui aura été l’incarnation du mouvement révolutionnaire laïc et démocrate, enlevée en décembre 2013 et aujourd’hui disparue. Deux autres livres, l’un de Yassin Al Haj Saleh, une figure de la dissidence, ancien détenu des prisons de Hafez el Assad (le père…), et l’autre, À l’Est de Damas, de Majd al Dik, un jeune activiste engagé dans l’humanitaire et qui découvre la lecture en même temps que l’horreur, complètent le bouleversant panorama de cette convulsion géopolitique.
Face à la violence insensée du régime syrien et de ses soutiens, grande est la tentation du découragement. À quoi servent la littérature et ses jeux impuissants ? Catherine Coquio ne peut se résoudre à ce défaitisme, elle veut témoigner de ces crimes, pour l’histoire, pour empêcher (qui sait ?) Bachar el Assad (et d’autres !) de dormir paisiblement dans l’oubli de leurs crimes. Plusieurs manifestations dans le cadre d’un cycle « Syrie » doivent prolonger cette réflexion, au Centre Pompidou et à l’université Denis-Diderot, du 9 au 17 décembre.
Mais l’époque est sombre. Blaise Cendrars, dont Maurice Mourier salue avec chaleur l’édition des « œuvres romanesques » dans la Pléiade, n’aurait-il pas, finalement, en vérité saisi « l’esprit de l’époque » avec son Moravagine de 1926, psychopathe misogyne évadé de l’asile, meurtrier sans mobile, éventreur de petites filles, qui affole l’Europe et l’Amérique de ses crimes, accompagné de son psychiatre, Raymond…
Il semble même que se pose aujourd’hui, à nouveaux frais, l’éternelle question de l’homme et de la femme, des rapports de domination et de séduction. Dominique Goy-Blanquet retourne aux sources avec le livre ambitieux de Stephen Greenblatt sur Adam et Ève (« médiatrice de malheur… ») tandis que Sonia Dayan-Herzbrun évoque la relation mélancoliquement amoureuse entre Edward Said et Dominique Eddé, d’Orient en exil. Qu’avons-nous fait du jardin d’Éden ?
La littérature par sa seule présence peut aussi incarner un esprit de résistance ; c’est elle qui défend le mieux cette existence individuelle, dans sa frivole fragilité, que tous les régimes totalitaires veulent mobiliser et détruire avec une constance qui interroge. Une existence qui s’attache souvent à un lieu, comme ligne de défense : « les lieux sont presque aussi importants que les personnages », suggère Jean Echenoz dans le long entretien qu’il a donné à Mehdi Alizadeh à l’occasion de l’hommage de la BPI de Beaubourg, qu’il s’agisse par exemple de la rue de Rome et du parc Monceau à Paris pour lui, ou de la Vienne « avant la nuit » de Robert Bober, présentée par Norbert Czarny. Des lieux de mémoire, divers mais nécessaires.
J. L., 6 décembre 2017
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