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« La France n'a plus d'intérêts sérieux en Nouvelle-Calédonie ». Ces mots datent de 2013 et sont prononcés au Sénat par Michel Rocard, ancien premier ministre socialiste et père des Accords de Matignon de 1988 - texte qui engageait l’île dans un processus inédit de décolonisation concertée. Il ajoutait : « peu nous importe qu'une part du marché du nickel échappe au drapeau français. Cela n'a pas de conséquences commerciales. Nous menons une diplomatie d'exemplarité et de réconciliation, visant la naissance de la fraternité entre des peuples qui se sont trop longtemps affrontés ou ignorés (1) ».
Nous sommes en 2026, une décennie plus tard: qu'est-il advenu de la "diplomatie d'exemplarité et de réconciliation" prônée par Michel Rocard ? Un grand bon en arrière. En 2021, Emmanuel Macron prenait fait et cause pour la Calédonie dans la France, contre la neutralité exigée par les Accords, renouant avec la longue tradition de violences et de reniements si chère à notre histoire coloniale.
Dans la foulée, il torpillait sans honte le dernier référendum sur l’indépendance de l'île, juste avant de nommer au gouvernement la cheffe de file des loyalistes… En 2024 il tentait, en vain, de faire passer en force l’élargissement du corps électoral pour compenser la démographie locale très favorable aux Kanak (40% de la population, contre 24% pour les européens), déclenchant une spirale de violence qui a coûté la vie à 13 personnes, emprisonné 7 Kanak en métropole - contre les principes de l’Etat de droit, généré des milliards d’euros de dégâts et plus 10 000 emplois partis en fumée…un système de santé exsangue avec, en prime, une défiance décuplée contre la France et décuplée entre chaque communauté de l’île. Un fiasco.
En 2025, après quelques mois d’une initiative rocardienne initiée par Manuel Valls, ministre des outre-mer bien isolé, finalement sanctionnée par les loyalistes, le camp de la Calédonie Française passe à la vitesse supérieure: Emmanuel Macron reprend (à nouveau) en direct le dossier en « invitant » les deux camps à se rendre à l’Elysée aujourd'hui même. Fin mai, c’était au tour de Marine Le Pen, en déplacement 4 jours sur l’île, de rappeler son attachement à la Calédonie française et d’exiger de participer aux « négociations » à venir.
Entre le lâcher prise de Michel Rocard de 2013 et la violence du président français quinze ans plus tard, que s’est-il passé ? Pourquoi faire barrage « quoi qu’il en coûte », y compris manifestement la ruine, la violence et le chaos, à l’indépendance de la Nouvelle Calédonie est-il devenu l’obsession d’Emmanuel Macron ? De quoi cet acharnement jusqu'au boutiste et à des années lumières de la sagesse rocardienne, est-il le nom ?
Certes, le Nickel. Métal indispensable aux batteries des voitures électriques, emblèmes de la transition énergétique: Elon Musk a passé commande dès 2021 pour 42 000 tonnes à une mine de l’île, de quoi équiper 200 000 Tesla. Dans le monde de 1988, quand Rocard lançait la décolonisation, la consommation mondiale de nickel plafonnait à 1,8 mT par année. En 2025 elle atteint les 4 mT, mais toutes les études estiment que les stocks seront épuisés autour de 2050. D’ailleurs, la Province Nord, historiquement tenue par les indépendantistes, se projette déjà dans l’après Nickel, c'est même la mission d'une très proche du président de Région Paul Néaoutyine.
Élargissons la focale: dans le monde de 1988 la zone atlantique nord comptait 7 des 10 premières économies de la planète. La Chine était numéro 8, pesait environ 3% du PIB mondial, soit 1% du commerce international. Aujourd’hui elle est la deuxième économie de la planète, pèse 20% du PIB mondial à elle seule et focalise 20% du commerce international. La zone atlantique nord concentrait 70% du commerce international, contre 50% aujourd’hui - l’autre moitié étant la zone pacifique, en plein boom (les 10 plus gros ports sont sur ses rives).
Chine, Etat-Unis, Russie : les trois empires du XXIe siècle sont eux aussi des puissances du Pacifique. Si on ajoute l’Inde alors la « zone indo-pacifique » est bien la mare nostrum du siècle à venir, sans que l’on sache encore quel empire s’imposera la partie. L’Atlantique nord, puissance absolue des siècles passés, est relégué dans un petit coin de la carte, tout en haut à gauche, si loin du grand jeu des hyper-puissances de demain. Du haut de ses 18 500 km2, la Nouvelle-Calédonie est au cœur de ce glissement de l’épicentre mondial: en 2010 son premier partenaire commercial était encore l’UE. Aujourd’hui, c’est la Chine, puis Taïwan et enfin la Corée du Sud.
On opposera que la décolonisation planifiée par Michel Rocard se déployait dans un monde qui n’existe plus: c’est un fait. Mais justement: dans le nouveau monde qui vient, la France est-elle condamnée à s’arc-bouter sur les modalités d’une puissance anachronique et fatalement perdante, dépendante d'un monde qui n’existe plus ? Et si, au lieu de céder à la violence, la France tournait le dos à la nostalgie et prenait le temps de refonder sa vocation de nation universelle, de s’interroger sur le devenir de sa puissance ? Pour (re)bâtir une crédibilité, voir un leadership, en phase avec les nouvelles règles du grand jeu qui se dessine sous nos yeux: demain, ça sert à quoi, la France ?
Le drame calédonien rassemble tous les ingrédients de la tragédie. D’un côté la France paniquée d’Emmanuel Macron prête à tout, même au pire, pour ne pas « sortir de l’Histoire » - Jupiter ne supporte pas de passer à la trappe. Face à elle, les Océaniens (les Kanak, mais pas que) se lèvent pour écrire librement, enfin, leur propre Histoire. Les signaux faibles sont éloquents: à peine 10 000 voix séparaient le Oui et le Non à l’Indépendance en 2021, avant le troisième référendum volé. Pour la première fois, en juin 2024, les indépendantistes sont arrivés en tête aux législatives - la démographie, favorable aux indépendantiste, fera le reste.
Si la France d’Emmanuel Macron continue de refuser de voire que, oui, l’indépendance de l’île est le sens de l’Histoire, si elle se fige et s’enlise dans la diplomatie de la violence et du sang, au lieu de prolonger la diplomatie de l'exemplarité et de la réconciliation, alors, en plus d'échouer à maintenir sa domination sur place, elle perdra sa dignité et le peu de crédibilité internationale qu'il lui reste.
On attendrait de « la gauche » qu’elle s’empare du sujet, dans le bon sens cette fois: en commençant par réfléchir au devenir de la France, de ses valeurs et de ses intérêts dans le monde qui vient, en tissant par exemple des alliances avec le monde océanien, en se nourrissant par exemple de sa conception de "la nature", de "l'histoire" et de "l'action", si peu considéré et qui l’attend depuis des années. La métamorphose ou la déchéance : c’est le défi que nous tend la question calédonienne.
(1) La France dans le Pacifique : quelle vision pour le 21e siècle? (colloque du 17 janvier 2013) par M. Michel Rocard, ancien Premier ministre, Ambassadeur chargé de la négociation internationale pour les pôles arctique et antarctique, Président du Comité national pour la coopération avec l'Asie-Pacifique. https://www.senat.fr/rap/r12-293/r12-2933.html