
Agrandissement : Illustration 1

12 décembre 2021: depuis de longs mois l'Etat français travaille activement à saboter la dernière marche du long et beau processus de réconciliation nationale impulsé par le gouvernement Rocard en 1988 au lendemain de la prise d’otage et des massacres d’Etat sur l'île d’Ouvéa, et après plusieurs années de violences sur le Caillou.
Trois référendums. Pour que les peuples de l’île, jetés les uns contre les autres par la parenthèse coloniale ouverte depuis 1853, décident pacifiquement et démocratiquement de leur destin commun: l’indépendance ou la France. Voter pour ne plus s’affronter. Point clé: l’Etat dans le rôle de garant, à sa juste place d’arbitre. Telles étaient les promesses des Accords de Matignon (1988) puis de Nouméa (1998), en concertation avec indépendantistes et loyalistes.
Entre le premier vote (2018) et le second (2020) le Oui s’envole (+ 18%) et le Non stagne (+3,5%). Un an avant le troisième et dernier vote, le Oui et le Non sont dans un mouchoir de poche, séparés par tout juste 10 000 voix. Si les tendances se prolongent, oui, la Kanaky-Nouvelle Calédonie pourrait devenir le premier territoire au monde à choisir l’indépendance grâce à un processus démocratique et garanti par l’Etat de droit. Le tout aidé par une démographie favorable: 10 000 européens sont rentrés en métropole depuis 2014, augmentant d’autant l’impact du vote indépendantiste. En juillet 2021, pour la première fois, le gouvernement calédonien est confié à un indépendantiste, Louis Mapou. Les institutions sont prêtes.
A la veille du dernier vote, l’indépendance de la Kanaky-Nouvelle Calédonie apparaît pour ce qu’elle est depuis le départ: le sens de l’histoire. La seule option pour rassembler les populations de l’île autour d’un projet politique partagé. Mais alors l'Etat prend peur. Peur de se faire chasser. Peur de perdre l’avantage géopolitique de cette présence Indo-Pacifique qui offre à la France le statut de deuxième puissance maritime de la planète. Et alors l'État trahit, sans vergogne. Que vaut la liberté et la paix civile sur un territoire à nos antipodes pas plus grand qu’un confetti - les départements des Landes et de la Dordogne réunis - face au rang mondial de la France ?
12 décembre 2021. Troisième référendum sur l’indépendance de l’île.
Depuis des mois l’Etat, paniqué, est sorti de la neutralité gravée dans les Accords et mène une guerre totale contre l’indépendance. En juillet 2021, en tournée dans le Pacifique, Emmanuel Macron en personne promet, ou menace: « être Français, ici, c’est une chance. Une chance. Je vous le dis très clairement, dans les temps qui s’ouvrent : malheur aux petits. Malheur aux isolés ! ». Au même moment, le gouvernement fait circuler massivement sur le Caillou un document officiel à la nature juridique trouble qui prétend exposer « les conséquences du Oui et du Non à l’indépendance »: évidemment, la ruine et le chaos en cas de victoire du Oui. Et terroriser les populations. Extrait: « Au titre de ses missions régaliennes, la France assure aujourd’hui la protection de la Nouvelle-Calédonie contre les ingérences étrangères. […] Dans l’hypothèse de l’indépendance, il reviendrait au nouvel État d’assurer sa propre protection en la matière » (document accessible ici: https://www.nouvelle-caledonie.gouv.fr/Actions-de-l-Etat/Elections/Elections-2021/REFERENDUM-2021/Les-consequences-du-oui-et-du-non/Le-document-sur-les-consequences-du-oui-et-du-non)
Alors que depuis septembre 2021 l’île subit de plein fouet sa première vague de Covid19 faisant plus de 280 morts, essentiellement des kanak, déjà fragilisés, l’Etat tord encore une fois les Accords qui rendaient possible le vote jusqu’en septembre 2022: il passe en force contre la demande de report formulée par Sénat coutumier (assemblée des tribus Kanak) pour permettre aux familles d’observer le deuil Kanak, rite fondamental de leur culture. Survolté par l’appel au boycott massif des forces indépendantistes, il maintient seul contre tous le vote à la date du 12 décembre 2021. Sans surprise: le Non gagne avec plus de 96% des voix. Le boycott fait chuter la participation de 85% à 43%.
Non content de sa trahison des Accords en 2021, l’Etat cherche depuis trois ans à inverser la démographie alliée de l’indépendance: en mai 2024 il s’apprête à ajouter 25 000 électeurs au corps électoral de l’île, soit une augmentation de 58% du nombre de votants ! Dont 13 000 « primo votants » nés ailleurs, et résidant sur l’île depuis au moins 10 ans. En clair: faire voter plus de loyalistes pour réduire le poids électoral des Kanak. Nous connaissons la suite: retour à 1985, à la situation antérieure aux Accords de Matignon. Après trois décennies de paix, la spirale de la violence redémarre. Les drames et les deuils (15 morts), l'État d’urgence (deux semaines, officiellement) et puis 1 500 interpellations, dont des détentions arbitraires en métropole de leaders indépendantistes, des libertés publiques toujours en miette bien après la levée officielle de l’Etat d’urgence (restriction des communications, rassemblements et manifestations toujours interdits, plusieurs mois de couvre feux, etc.). Des salaires volatilisés pour des milliers de Calédoniens, des axes routiers impraticables, des services publics et des équipements partis en fumée, une bombe sanitaire et sociale dont rien n'y personne ne pourra plus empêcher l'explosion (et ce d'autant plus qu'elle concerne en priorité la population Kanak...) et une population polarisée comme jamais qui aura besoin de temps pour croire à nouveau dans un "destin commun". Officiellement, 2,2 milliards d’euros de « dégâts » - soit plus d’un quart du PIB de l'île. Au moins 10 000 emplois sacrifiés…et, au final, le projet de réforme tout juste reporté.
Devant ces drames on en vient presque à oublier que la France a torpillé l'indépendance de l'île en 2021 pour, officiellement, renforcer sa position dans le Pacifique : toutes les décisions prises par la métropole aboutissent au résultat inverse. Ceux qui ont les moyens de réinventer une vie ailleurs (les européens, plutôt loyalistes) quittent le Caillou et ceux qui n'ont aucune vie de rechange ailleurs ( les kanak et autres natifs, plutôt pro indépendance) se mobilisent pour leur territoire.
De ce côté-ci du mur de la colonisation, nous vivons bercés par la croyance en la permanence de l’Etat de droit, ponctuée ici ou là de brefs épisodes d’Etat d’Urgence, ouverts et refermés par le Chef de l’Etat le temps de régler une crise vitale (insurrection, pandémie, attentat, etc.) - comme le veut la théorie de l’Etat énoncée par le juriste nazi Carl Schmitt. Ce qui se déroule de l’autre côté du mur, comme en témoignent les agissements de l’Etat en Kanaky-Nouvelle Calédonie, devrait nous interpeller. Car que voyons-nous ? Un monde à l’envers du nôtre. La facilité avec laquelle l’Etat déclenche les situations exceptionnelles, jusqu’à les rendre « normales », sans craindre le sacrifice de sa parole, de la vie ou de la paix. La permanence d’un État d’urgence qui préfère ne pas dire son nom, et qui utilise le droit comme un camouflage pour sauvegarder sa puissance. « En ce qui nous concerne, cela fait 130 ans que nous subissons l'État d’urgence »: c’est par ces mots qu’en 1985 Jean Marie Tjibaou, leader indépendantiste Kanak demande aux députés Français de sortir de l’hypocrisie et de ratifier officiellement l'État d’urgence déclaré deux semaines plus tôt par le Président Mitterrand. Et si ce qui se déroule à nos antipodes avait quelque chose à nous raconter sur ce que nous vivons ici, dans nos quartiers, autour de nos rond-points et dans nos assemblées?