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Billet de blog 17 septembre 2022

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Les abus du secret défense, symptômes d’une démocratie défaillante

La situation de la France demeure singulière en matière de secret défense. Elle se distingue, par son opacité, de ses principaux voisins européens.

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Cela nous ramène vingt ans en arrière. Dans l'affaire des "frégates de Taïwan", les juges d'instruction souhaitaient déjà avoir accès à des documents confidentiels, classés "secret défense". Cela aurait pu les éclairer sur les soupçons de versement des commissions à des intermédiaires chinois et taïwanais, et de rétrocommissions (c'est-à-dire du retour partiel des sommes versées) à des personnalités françaises. Mais trois ministres des finances successifs, Laurent Fabius, Francis Mer et Thierry Breton, se sont opposés à la demande des juges. Ces décisions ont fait obstacle à l'avancement de l'enquête pénale, qui s'est achevée par une ordonnance de non-lieu. Par la suite, un arbitrage a été rendu au bénéfice de Taïwan, car un article du contrat de vente interdisait toute commission et tout recours à un intermédiaire. Or la part de Thalès, chef de file du contrat, était de 27% et celle de la Direction des chantiers navals, entreprise publique dont l'intervention dans le contrat était garantie par l'Etat, de 73%. Sur les 630 millions d'euros infligés par le tribunal arbitral, 460 millions ont donc donc payés par le contribuable.

La notion de secret défense a pour objet la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation dans les domaines de la défense, de la sécurité intérieure et de la protection des activités économiques et du patrimoine. La Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) a été créée en 1998 après les scandales des années 1980 et 90. A ce moment, il était clair que le secret défense avait été instrumentalisé pour la protection d'intérêts particuliers : le vrai-faux passeport d'Yves Chalier1, ou encore les écoutes du groupe d'interception et de communication de l'Elysée, visant un ensemble de personnalités, dont Edwy Plenel et Carole Bouquet...

Mais la classification "secret défense" demeure peu rigoureuse, particulièrement lorsqu'elle relève d'entreprises privées, dont responsabilité est mal définie et sans véritable contrôle. La solution de facilité, qui consiste à couvrir du secret l'ensemble d'une opération commerciale, est souvent retenue. Et la déclassification résulte entièrement d'une décision politique, non soumise à contrôle. Quand l'autorité judiciaire estime qu'une pièce classifiée est nécessaire à l'avancement d'une enquête, elle doit saisir le ministre compétent. Celui-ci saisit la CCSDN, puis prend sa décision. Ni l’avis de la commission, ni celui du ministre, ne sont motivés. Après un avis négatif de la CCSDN et du ministre, il sera bien difficile de savoir quelle part des 7,8 milliards d’euros du contrat de vente des Rafale à l’Inde a été consacrée à financer la corruption et si Emmanuel Macron, ministre de l’économie au moment de la passation du contrat, avait connaissance de cette situation. La procédure, qui n’a pas été initiée par le parquet national financier mais par l’association Sherpa, pourrait connaître le même sort que celle des  frégates de Taïwan.

La situation de la France demeure toutefois singulière. Elle se distingue, par son opacité, de ses principaux voisins européens. Au Royaume-Uni, les juges reconnaissent à l'administration un large privilège de rétention des informations, mais ils en contrôlent l'utilisation. Depuis 1968, la jurisprudence considère que les ministres ne sont pas les seuls juges de l'intérêt public, et qu'il appartient au tribunal d'arbitrer entre l'intérêt public allégué par le ministre et celui de la justice. Si la diffusion de l'information n'est pas de nature à occasionner un dommage substantiel, l'intérêt de la justice doit l'emporter.

En Allemagne, l'exécutif peut aussi refuser la production de documents dont la publicité pourrait porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat, par un certificat d'immunité au nom de l'intérêt public. Mais cette décision peut être contestée devant les juridictions administratives ou pénales. Le tribunal contrôle la décision de refus de communiquer les informations classifiées et, s’il juge ce refus infondé, requiert la communication de ces documents.

En Italie, le Président du conseil des ministres détermine si le secret défense peut être invoqué pour refuser à un juge la transmission d’une information classée secret d’État ou pour laisser un juge pénétrer dans un lieu couvert par le secret d’État. Toutefois, si le juge souhaite disposer de documents pour lesquels le secret d’État lui est opposé et s’il veut contester ce refus de transmission, le conflit est tranché par la Cour constitutionnelle, qui ne peut se voir opposer le secret.

En Espagne, la Cour suprême, depuis 1997, contrôle le refus du Conseil des ministres de déclassifier des documents au cours d’une procédure judiciaire. Elle a affirmé à cette occasion la supériorité du principe de garantie effective des droits par la justice, accordé à tout citoyen par la Constitution, sur le principe de la sécurité de l’État.

L’association Transparency International, préoccupée des abus du secret défense, a publié un rapport proposant notamment que la décision de lever ou non le secret soit prise dans des conditions d’impartialité indiscutables, ce qui conduirait à donner à la CCSDN des garanties d’indépendance. Le rapport proposait aussi que les décisions de la CCSDN puissent faire l'objet de recours devant une juridiction Anticor, sans écarter cette recommandation, propose aussi dans son plaidoyer de confier à de hauts magistrats habilités un pouvoir de décision.

Cependant, le sujet semble toujours tabou, et le secret défense s’est même considérablement étendu. S’il peut dissimuler la corruption, il est aussi utilisé pour couvrir une part importante de l’activité de l’État : la plupart des décisions relatives à la gestion de la crise sanitaire ont été prises à l’abri du secret défense. Ce serait, parmi d’autres, le symptôme d’une démocratie défaillante.

1Yves Chalier, chef de cabinet corrompu du ministre de la coopération a reçu en 1987 un vrai faux passeport du ministre de l'intérieur, Charles Pasqua ; ce dernier opposa le secret défense pour refuser de répondre à la justice sur les conditions de délivrance du document.

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