Face au scandale du Qatargate, certains croient encore possible de circonscrire l’incendie. Ce ne serait que la dérive individuelle de quelques uns. Les textes permettent de sanctionner ces comportements. La justice belge a fait son travail.
Mais en réalité, que signifie le fait pour une députée et ses complices de percevoir plus d’un million d’euros en cash d’un pays tiers ? Cela suggère que la souveraineté de l’Europe est, du fait de certains, à vendre. Et aussi que cela est facile : il est envisageable d’encaisser du cash pour des montants considérables et donc ensuite de le réinjecter dans l’économie réelle malgré les autorités qui, comme Trafin en France, sont en charge de la lutte contre le blanchiment dans tous les pays européens. Enfin, le scandale permet de soupçonner un commerce d’influence plus sophistiqué, dissimulé derrière de sociétés écrans, des conférences rémunérées à des prix astronomiques, des voyages et des cadeaux somptueux. Anticor n’a d’ailleurs pas attendu le Qatargate pour agir : l’association s’est constituée partie civile après avoir appris que la députée Sylvie Goulard percevait de la fondation Berggruen une rémunération supérieure à son salaire de députée. La justice dira s’il y avait une contrepartie, dans un monde où rien n’est gratuit.
Le Parlement européen disposait, en apparence, des outils pour prévenir ces dérives : registre de transparence permettant « de vérifier que les activités de lobbying sont saines et équilibrées (!)», normes de conduite pour les députés et comité consultatif pour en assurer l’application, publication de l’usage des « frais généraux » (frais de mandat).
Mais ces règles peu contraignantes ont été pour une part importantes vidées de leur substance. L’inscription de 13 000 lobbystes sur 37000 personnes qui se consacrent à cette activité, se limite à un catalogue. Le comté consultatif d’éthique des députés a constaté deux violations partielles du code de conduite en 2020 Il reçoit les déclarations d’intérêts sous la seule responsabilité personnelle des députés. La création d’un comité européen indépendant chargé des questions d’éthique a été voté en 2021, mais cette proposition a reçu en juin dernier un rapport mitigé du Conseil, car « elle touche des questions sensibles, en particulier en ce qui concerne l’autonomie décisionnelle de chaque institution ».
C’est pourquoi beaucoup peuvent penser que le Qatargate n’est qu’une partie émergée de l’iceberg. Dans la partie invisible, « l’insouciance éthique a encouragé une culture d’impunité ». C’est peu dire qu’il faudra plus qu’une résolution appelant à des réformes pour plus de transparence et de responsabilité afin renouer la confiance. C’est sans doute injuste pour les députés européens, dont on veut croire qu’il sont majoritairement honnêtes. Mais c’est ainsi : la résistance d’une chaîne comme la réputation d’une institution se mesure à son maillon le plus faible, et ce maillon a cédé. Désormais, un combat culturel doit être livré, pour une nouvelle culture de probité. Et ce combat ne saurait être limité au Parlement. Il doit concerner toutes les institutions européennes.
A court terme, ce combat pourrait s’appuyer sur trois principes.
Le premier serait d’en finir avec l’autocontrôle des institutions. Cela supposerait notamment la mise en place de ce comité indépendant d’éthique avec des pouvoirs et des compétences comparables à la HATVP française. Mais selon le rapporteur du texte, beaucoup de chemin reste à faire.
Le deuxième serait de limiter le cumul des fonctions et des activités annexes, qui aujourd’hui sont simplement déclarées. Ce n’est pas normal que certains députés gagnent plus dans leurs fonctions exercées en dehors du Parlement que dans leur mandat. D’autant plus que l’activité de député est correctement rémunérée : 9386€ avant impôts en 2022. Cela justifie qu’il se consacre exclusivement à son mandat. Plus généralement, le pantouflage et les « portes tournantes » (allers-retours entre privé et public) devraient être rigoureusement encadrées pour les députés et les agents de la Commission. Le symbole d’un Manuel Barroso rejoignant la banque Goldman Sachs après 10 ans à la tête de la Commission européenne est emblématique de ces dérives.
Le troisième serait de limiter tout aussi rigoureusement le pouvoir des lobbys qui constituent l’épidémie cachée et résistante de l’Union européenne. Cela implique notamment la mise en place d’une empreinte législative, qui devrait permettre d’assurer la traçabilité des propositions (à la Commission et Parlement) qui ont inspiré l’adoption des textes. Il faut mettre en place les dispositifs pour savoir qui tente d’exercer une influence sur qui.
Parallèlement d’autres chantiers devraient être ouverts.
En effet, la corruption est estimée, selon une étude commandée par le Parlement européen en 2016, à 990 milliards par an pour l’ensemble des pays européens. La fraude et l’évasion fiscale représentent à peu près autant : 1000 milliards d’euros par an, selon le site de la Commission européenne. Ce sont vraiment les deux fléaux de l’Union.
Les solutions existent : paquet « anticorruption et conformité » (qui appliquerait à toutes les entreprises de l’Union européennes des règles comparables à celles adoptées en France dans la loi Sapin II), projet ACCIS (assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés -projet en cours), taxation unitaire des groupes (visant à taxer le bénéfice global des entreprises multinationales, en considérant celles-ci comme une entité unique, puis à répartir ce bénéfice dans les pays où ces entreprises réalisent effectivement leur activité), serpent fiscal européen (harmonisation fiscale pour mettre fin à la concurrence entre les Etats), cadastre financier européen (afin de connaître qui possède les dettes publiques européennes les actions cotées, les parts de fonds de placement et les obligations privées...), taxation des transactions financières (taxe assise sur les flux spéculatifs), taxation des ultrariches à l'échelle internationale...
Certes, dans l’Union européenne, la modification des règles fiscales exige une majorité qualifiée. Et toute réforme ambitieuse risque le blocage de quelques Etats. Cependant, rien n’interdit à un groupe d’Etats d’utiliser l’outil de la coopération renforcée, prévue à l’article 20 du traité de l’Union. Cette disposition permet aujourd’hui à neuf États membres d’être à l’initiative de textes, comme une avant-garde. Car le statu quo ne peut être la solution.
En juin 2022, 51 % des personnes interrogées en France par le CEVIPOF (Sciences-Po) avaient encore confiance dans l’Union européenne, contre 46 % de défiance. Cela est en partie explicable à la pandémie et à la guerre en Ukraine : en 2017, ce taux était descendu à 28 %. Cependant si l’Europe refuse des réformes ambitieuses pour répondre à la crise actuelle, l’incendie se répandra et le niveau de défiance pourrait atteindre un taux historique. L'Union est aujourd’hui à la croisée des chemins. Elle doit choisir entre vivre la fin d’un monde ou écrire une nouvelle page.