Lorsqu’on parle de la dette dans les débats, on s’intéresse beaucoup plus à la dette publique qu’à la dette privée, ce qui est une erreur. Si la dette publique peut bien sûr parfois être un problème, sa diabolisation sert souvent à justifier les politiques d’austérité et le désengagement de l’État.
Mais, rappelons-nous par exemple que la crise financière de 2007-2008 (dite crise des subprimes), due au surendettement des ménages américains sur le marché immobilier, est une crise de la dette privée. Ce n’est qu’ensuite qu’elle a engendré une crise des dettes souveraines (c’est-à-dire des dettes publiques), en raison, d’une part, du sauvetage des grandes banques et compagnies d’assurance par les États et, d’autre part, du fort ralentissement économique qui en a découlé et qui a amputé les recettes publiques.
Si la dette privée pose plus de problèmes que la dette publique, c’est notamment parce que, contrairement à l’État, une entreprise ou un ménage ne peut faire « rouler » sa dette indéfiniment, c’est-à-dire réemprunter pour rembourser une dette arrivant à échéance.
C’est ce que l’on a vu lors de la crise financière.
À partir du moment où les ménages américains se sont retrouvés surendettés, les créanciers ont refusé de renégocier leurs emprunts car cette dette présentait trop de risques. De nombreux ménages se sont donc retrouvés dans l’impossibilité de rembourser leur dette, déclenchant ainsi la plus grave crise financière que nous ayons connu depuis près d’un siècle.
Les caractéristiques de la dette privée (celle des ménages comme celle des entreprises) sont différentes de celles de la dette publique, ce qui implique que dette privée et dette publique ne peuvent être appréhendées et gérées de la même façon. Contrairement aux ménages et aux entreprises, l’État peut faire rouler sa dette, comme on l’a dit. Il peut aussi, via la fiscalité, fixer le niveau de ses recettes et s’avère être un débiteur plus sûr que les entreprises ou les ménages.
On parle beaucoup du fait que la dette publique en France représente aujourd’hui environ 115% du PIB. Mais on mentionne très rarement que la dette privée s’élève à 149% du PIB (dans ce total, la dette des entreprises représente à peu près 83% du PIB tandis que celle des ménages représente environ 66% du PIB)[1].
Nous sommes certes dans la moyenne de l'Union européenne, mais la particularité française est que, depuis une bonne dizaine d'années, la dette privée n'a cessé de progresser, que ce soit celle des entreprises ou celle des ménages. Rien qu’en 2020, le rapport dette privée sur PIB a augmenté de 21 points (dont 60% sont dus à la hausse de la dette privée), ce qui pose beaucoup plus de problèmes que la hausse de la dette publique.
Concernant l’augmentation de la dette des entreprises, plusieurs raisons peuvent l’expliquer.
Tout d'abord, on assiste à un mouvement de concentration du capital, notamment par l’intermédiaire de rachats d'entreprises, via ce qu'on appelle les LBO (leveraged buy-out). On rachète des entreprises en vue d'une valorisation boursière en s'endettant, ce qui suppose donc d'augmenter la rentabilité financière de l'entreprise qui va être acquise. Pour cela, on « rationalise les coûts », ce qui passe souvent par des licenciements et peut se faire au détriment du développement et de l'investissement de ces entreprises.
Ensuite, beaucoup d’entreprises se mettent à racheter leurs propres actions afin d’en accroître la valeur boursière, dans le but d’augmenter les dividendes versés à leurs actionnaires, donc, selon l’expression consacrée, de « maximiser la valeur pour l’actionnaire ». La France est en pointe dans ce domaine, elle qui est aujourd’hui championne d'Europe et vice-championne du monde du versement de dividendes.
Tout ceci ne s'accompagne pas forcément d'une politique d'investissement très efficace, ce qui peut faire peser des risques à moyen terme, en fonction de l'évolution de la conjoncture économique. Mais tout cela a été facilité par la financiarisation croissante des économies, ainsi que par les bas taux d'intérêt qui ont favorisé ces opérations d’achat à effet de levier (qui consistent à s’endetter pour acheter).
Du côté des ménages, c'est le dynamisme du crédit immobilier qui explique, depuis bientôt 20 ans, la hausse de leur endettement, hausse là aussi favorisée par des taux d'intérêt bas. L'endettement immobilier représente à peu près 95 % de l’endettement des ménages aujourd’hui. Si nous ne sommes pas en France dans la même situation qu’au moment de la crise des subprimes, l’accroissement de l'endettement des ménages fait que leurs charges de remboursement augmentent, ce qui pèse sur le dynamisme de la consommation et pénalise l'activité économique.
Concernant la dette privée, il convient de rappeler un point qui n’est quasiment jamais mentionné.
Les pays « frugaux » (Danemark, Autriche, Pays-Bas et Suède), qui ne cessent de donner des leçons au pays du sud de l’Europe, ont certes une dette publique plus faible que la France, l’Italie ou l’Espagne par exemple, mais ils ont une dette privée souvent bien plus forte[2]. Ainsi, l’Italie, qui est certes dans une situation délicate en termes de dette publique, est au final moins endettée que les Pays-Bas si l’on fait la somme de la dette publique et de la dette privée. Sachant que la dette privée est plus dangereuse que la dette publique, les mauvais élèves et les pays les plus endettés ne sont donc pas forcément ceux que l’on croit.
D'après: https://www.lacledesondes.fr/article/la-dette-privee-voila-le-vrai-danger.
[1] Source : https://www.banque-france.fr/statistiques/credit/endettement-et-titres/taux-dendettement-des-agents-non-financiers-comparaisons-internationales.
[2] Le rapport dette publique sur PIB (exprimé en %) est en 2020, pour les pays cités : Danemark (42,7) ; Autriche (83,2) ; Pays-Bas (54,3) ; Suède (39,7) ; France (115,0) ; Italie (155,6) ; Espagne (120,0). Le rapport dette privée sur PIB (exprimé en %) est en 2020, pour les pays cités : Danemark (220,9) ; Autriche (131,2) ; Pays-Bas (233,7) ; Suède (215,6) ; France (173,7) ; Italie (118,9) ; Espagne (146,4). Source : Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/sdg_17_40/default/table?lang=fr et https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/tipspd20/default/table?lang=fr.