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Billet de blog 11 août 2023

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Ignacy Sachs (1927-2023), pionnier de l’écodéveloppement

Ignacy Sachs est décédé le 2 août dernier. Hommage au père de l’écodéveloppement.

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Ignacy Sachs est un des grands témoins de notre temps, que ce soit par son parcours personnel hors du commun ou par sa carrière d’économiste, ou plutôt d’éco-socio-économiste comme il aimait à se définir[1]. Né dans une famille de banquiers juifs polonais en 1927, il est contraint d’émigrer en France, puis au Brésil en 1941, afin d’échapper à la barbarie nazie. Il revient dans sa Pologne natale – qui entame sa « déstalinisation » – en 1954, avant de séjourner en Inde – où il effectue son doctorat –, puis retourner en Pologne où il devient un proche collaborateur de Michal Kalecki au sein de l’école de planification et de statistiques de Varsovie[2]. Victime des purges antisémites du printemps 1968, il est à nouveau contraint à l’exil et s’installe finalement en France, à l’invitation de Fernand Braudel et de Claude Lévi-Strauss qui l’accueillent à l’école pratique des hautes études (EPHE) – qui deviendra par la suite l’école des hautes études en sciences sociales (EHESS). Son œuvre d'économiste se nourrit de ces multiples expériences et en fait l'un des meilleurs connaisseurs des économies du Tiers-monde. A ce titre, il nous invite, à travers une approche aussi originale que stimulante, à nous réapproprier, en abandonnant toute vision européocentrée, la question du développement.

Balloté tout au long de sa vie entre les rives d’un capitalisme qui apparaît chaque jour plus insoutenable et celle d’un socialisme réel qui a largement échoué, il nous emmène vers la troisième rive, celle de l’écodéveloppement dont il est le principal théoricien.

Membre de nombreuses instances d’organisations internationales, il participe en particulier, aux côtés de Maurice Strong, à la préparation des conférences des Nations-unies sur l’environnement et le développement de Stockholm (1972) et Rio (1992). C’est d’ailleurs lors de la conférence de Stockholm que Strong utilise pour la première fois le terme d’écodéveloppement[3].

Persuadé que l'écologie ne peut se développer qu'en tenant compte de la réalité des aspects économiques et sociaux de chaque pays, Sachs conçoit l'écodéveloppement comme une réponse aux dangers qui menacent l'avenir social et économique de la planète. Pour lui, les objectifs du développement sont toujours sociaux. Ils doivent cependant respecter une conditionnalité écologique et rechercher la viabilité économique en tant que moyen pour que les choses se fassent.

Le point de départ de Sachs est la dénonciation du « mal développement des pays dits développés et les conséquences qu’il provoque sur le reste du monde par domination, par effets d’entraînement et par imitation du modèle »[4]. Ce mal développement doit nous amener à questionner la nature de la croissance et à quelles conditions, sociales et écologiques, elle est acceptable. Pour lui, l’écodéveloppement n’est en aucun cas une théorie mais bien une philosophie — ou une éthique — du développement qui doit s’appliquer tant aux pays développés qu’en développement. Il correspond à un projet normatif. Le mal développement qu’il observe est le résultat d’un double gaspillage causé par une mauvaise répartition des richesses. D’un côté, « les riches surconsomment et drainent de cette façon la grande majorité des ressources disponibles ; ils le font par surcroît en utilisant très mal de vastes espaces de terres potentiellement agricoles. Les pauvres sous-consomment et, acculés par la misère, ils sur-utilisent les rares ressources auxquelles ils ont accès. La lutte contre le gaspillage apparaît ainsi indissolublement liée à celle contre la misère et contre la mauvaise gestion de l’environnement »[5].

Sachs rejoint la vision de Kalecki qui juge indispensable que l’État intervienne dans le choix des investissements afin que ceux-ci soient orientés vers la satisfaction des besoins essentiels et la réduction des gaspillages. Cette vision des choses implique également de revenir sur une logique qui, comme l’a magnifiquement montré Karl William Kapp[6] – un auteur qui a inspiré Sachs – voit les entreprises, dans toute la mesure du possible, internaliser les profits et externaliser les coûts sociaux, ce qui conduit à un pillage en règle des ressources naturelles.

En matière de travail, Sachs adopte une position résolument anti-libérale. Il juge en effet qu’« à moins de prendre le problème par la racine et de réduire fortement les horaires de travail tout en rééquilibrant la répartition du volume total du travail entre tous les intéressés, nous risquons fort d’aboutir (…) à une véritable économie d’apartheid, caractérisée par l’existence d’une minorité de plus en plus productive et une majorité de marginalisés, pris en charge par le Welfare State dans l’hypothèse charitable ou cantonnés derrière des fils de fer barbelés »[7]. S’il n’est pas question de refuser le progrès technique, il convient cependant d’en faire un outil au service de la satisfaction des besoins essentiels et du respect de l’environnement. Pour Sachs, « les solutions passent aussi par l’imposition d’un contrôle social rigoureux sur les directions du progrès technique : la société de l’avenir devra se servir des découvertes de la science, mais ne pas se laisser dominer par la logique d’un progrès technique jugé uniquement par ses apports à l’accumulation économique »[8].

Dès lors, l’écodéveloppement doit s’appuyer sur trois piliers[9] : (i) la notion de self-reliance favorisant l’autonomie des décisions et l’émergence de modes de développement alternatifs qui tiennent compte du contexte historique, culturel et écologique propre à chaque pays ; (ii) la prise en charge équitable des besoins essentiels de chacun, qu’ils soient matériels ou immatériels, et en particulier celui de se réaliser à travers une vie qui ait un sens ; (iii) la prudence écologique, c’est-à-dire la recherche d’un développement en harmonie avec la nature.

La recherche d’un développement endogène, suggérée par la self reliance, suppose l’abandon d’une stratégie de développement mimétique, dont l’ambition irresponsable est de généraliser à l’ensemble de la planète le modèle occidental de développement, ce que Sachs résume de la façon suivante : « Il serait illusoire d’attendre du Sud qu’il résolve ses problèmes sociaux tant qu’il persistera à copier les modes de vie et les modèles de consommation du Nord, tout en dépendant des transferts massifs de techniques du Nord mal adaptées à ses propres réalités »[10].

De même, la satisfaction des besoins de chacun passe par une meilleure répartition des richesses, donc par une modification du rapport de forces en présence qui fait, de plus en plus, la part belle au marché et aux firmes transnationales. Sachs souligne qu’il faut, « avec clairvoyance et franchise, prendre acte des dépendances majeures actuellement en exercice afin de ne pas ensuite parler de coopération et d’interdépendance comme si on était au départ dans des rapports transparents sur pied d’égalité entre nations et entre peuples. Selon des degrés et des formes variées, la dépendance de beaucoup de pays du tiers-monde à l’égard des plus développés existe par le commerce inégal, par les servitudes technologiques, par le système monétaire et par les investissements, par la faible ou mauvaise industrialisation, par les mass media et les grands moyens de communication à courant dominant, etc. (…) Ainsi par exemple, par le biais soit des firmes multinationales, soit des autres grands systèmes transnationaux, continue à se développer une internationalisation du système productif le plus avancé au profit d’espaces particuliers et de groupes privilégiés : là encore c’est pour une privatisation des bénéfices et avantages et pour une double collectivisation des coûts : au niveau de chaque pays qui supporte les diverses conséquences sociales et humaines de l’emprise d’un système technico-commercial extérieur dominant ; au niveau de la planète entière qui finit par être affectée dans diverses dimensions écologiques importantes. (…) on peut faire le constat que les principaux déséquilibres matériels et politico-économiques actuels de notre monde sont dus en majeure partie à un usage incontrôlé et irresponsable des grands pouvoirs techniques, à une volonté de puissance illimitée des groupes privilégiés qui ont le monopole des moyens, au système technico-industriel et commercial tel qu’il fonctionne »[11]

Ce rééquilibrage des pouvoirs suppose que l’État, par le biais d’une planification indicative, fixe les grands objectifs et soit le garant de la réalisation de ces objectifs. Il suppose également un renforcement du poids de la société civile afin d’éviter que l’État ne cesse d’agir au nom de l’intérêt général.

Enfin, respecter la nature ne signifie pourtant pas, selon Sachs, rompre avec la croissance. L’écodéveloppement est pour lui « équidistant de l’économisme abusif qui n’hésite pas à détruire la nature au nom de profits économiques immédiats et de l’écologisme non moins outrancier qui érige la conservation de la nature en principe absolu au point de sacrifier les intérêts de l’humanité et de rejeter le bien-fondé de l’anthropocentrisme »[12] (Sachs, 1980, p.32).

Porteur d’un projet qui entend rompre avec la logique libérale et briser les liens de dépendance des pays du Tiers monde vis-à-vis des pays dit développés, l’écodéveloppement servira de référence au Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) au cours des années 1970 ; il sera abondamment discuté au sein de la Fondation internationale pour un autre développement (Fipad)[13] ainsi que dans le cadre du Centre international de recherche sur l'environnement et le développement (CIRED) que Sachs crée en 1973, avant d’être marginalisé et supplanté dans les années 1980 par le concept de développement soutenable, moins radical. Mais, à l’heure où les effets du changement climatique se font toujours plus durement ressentir, le message d’Ignacy Sachs demeure d’une grande actualité et la recherche de la troisième rive un impératif.

[1] Dans un ouvrage autobiographique, il raconte, souvent avec humour, son extraordinaire parcours. Voir Ignacy Sachs, La troisième rive. A la recherche de l’écodéveloppement, Paris Bourin éditeur, 2007.

[2] L’œuvre de Michal Kalecki, comme celle de l’économiste anglais John Maynard Keynes, a beaucoup influencé les économistes post-keynésiens.

[3] La présentation qui suit de l’écodéveloppement est inspirée de Éric Berr, « L’écodéveloppement comme fondement d’une économie politique du développement soutenable », Revue Francophone du Développement Durable, n°2, 2013.

[4] Ignacy Sachs, Stratégies de l’écodéveloppement, Paris, Éditions économie et humanisme/Les éditions ouvrières, 1980, p.15.

[5] Ibid., p.22.

[6] Voir Karl William Kapp, Les coûts sociaux dans l’économie de marché, Paris, Flammarion, 1976.

[7] Ignacy Sachs, Stratégies de l’écodéveloppement, Paris, Éditions économie et humanisme/Les éditions ouvrières, 1980, p.133.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p.32.

[10] Ignacy Sachs, L’écodéveloppement. Stratégies pour le XXIe siècle, Paris, Syros, 1997, 2e édition, p.52.

[11] Ignacy Sachs, Stratégies de l’écodéveloppement, Paris, Éditions économie et humanisme/Les éditions ouvrières, 1980, p.125-126.

[12] Ibid., p.32.

[13] Ce qui est devenu la Fipad avait commencé en 1971 avec le Symposium de Founex sur le développement et l’environnement, première étape d’un chemin marqué ensuite par la Conférence des Nations unies sur l’environnement humain de Stockholm (1972), le Séminaire de Cocoyoc (1974) sur des modèles alternatifs d’utilisation des ressources et le Rapport Dag Hammarskjöld (1975). Légalement, la fondation a été établie en 1976 et dissoute en 1995.

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