Suite aux différentes attaques barbares que nous avons vécues ces derniers jours, l’union nationale a été décrétée et les différentes marches du week-end — regroupant environ 4 millions de personnes, du jamais vu depuis la Libération ! — ont permis de réaffirmer les « valeurs » de la République et de défendre notre belle démocratie menacée par l’intégrisme religieux. Chacun étant maintenant rentré chez lui en ayant fait son devoir de citoyen, le cours (a)normal des choses peut reprendre. Car, déjà, les demandes de durcissement de notre arsenal répressif affluent. Le premier ministre, en annonçant que nous étions « en guerre contre le terrorisme », devance l’appel avec cette rhétorique belliqueuse, ce qui va permettre de continuer à alimenter la peur afin de réduire nos libertés. Pourtant, les faits nous montrent que le tout répressif engagé depuis une quinzaine d’années n’a pas endigué le terrorisme, bien au contraire, puisque celui-ci germe désormais dans nos propres prisons et recrute nos propres concitoyens.
Ce n’est pourtant pas cet esprit qui dominait dans les nombreuses marches du week-end dernier. Bien au contraire, ce sont les valeurs de liberté, de tolérance et de laïcité qui ont été mises en avant. Après une régression sociale et sociétale favorisée par la « guerre de civilisation » promue au lendemain des attentats du 11 septembre, les tragiques événements des 7, 8 et 9 janvier derniers ont créé un électrochoc dans la population. Nous avons trop laissé le poison de la parole haineuse se répandre dans nos veines démocratiques et il est grand temps de reprendre les choses en main.
Alors oui, il faut combattre l’intégrisme religieux, d’où qu’il vienne. Mais reconnaissons aujourd’hui que les voies empruntées depuis une dizaine d’années sont des impasses. Car c’est en essayant de comprendre celui qui est différent que l’on peut apaiser les tensions tout en s’enrichissant de cette diversité. Au lieu de cela, nous nous contentons de rejeter celui que l’on ne comprend pas. Claude Lévi-Strauss, au travers d’une réflexion sur la culture occidentale et le sens de la civilisation menée en 1952 (Race et histoire, Folio essais), avait magistralement mis en avant les écueils à éviter. Pour lui, « l’homme moderne a tendance à condamner les expériences qui le heurtent affectivement et à nier les différences qu’il ne comprend pas intellectuellement. On tente alors de supprimer la diversité tout en feignant de la reconnaître pleinement » (p.23).
Comprendre l’autre — ce qui ne signifie absolument pas être toujours d’accord avec lui ou tout accepter de lui — est indispensable pour définir les règles du vivre ensemble, faites de compromis et en constante évolution. Lévi-Strauss nous engage à ne « jamais oublier qu’aucune fraction de l’humanité ne dispose de formules applicables à l’ensemble, et qu’une humanité confondue dans un genre de vie unique est inconcevable, parce que ce serait une humanité ossifiée » (p.83).
Dès lors, il faut renouer avec les « angéliques » qui ne cessent de répéter que c’est par l’éducation et la tolérance que des sociétés libres et démocratiques peuvent perdurer, position trop souvent raillée par des « réalistes » qui affirment, de façon péremptoire et intolérante, que c’est par la répression et l’exclusion, donc le repli sur soi, que passe notre salut. C’est au nom de ce « réalisme » aveuglant que nous n’avons pas vu, ou pas voulu vouloir, à quel point Charlie Hebdo était seul et en danger en tant qu’avant-garde de la défense des valeurs humanistes de tolérance et d’antiracisme que nous avons délaissées, laissant le message de « Charlie » être caricaturé de manière dangereuse, avec les funestes conséquences que l’on sait.
Comme le souligne Lévi-Strauss dans Tristes tropiques, « si les hommes ne se sont jamais attaqués qu’à une besogne, qui est de faire une société vivable, les forces qui ont animé nos lointains ancêtres sont aussi présentes en nous. Rien n’est joué, nous pouvons tout reprendre. Ce qui fut fait et manqué peut être refait » (p.424). Puisse le sursaut républicain de dimanche dernier nous ramener sur les chemins de la tolérance.