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Enseignant-chercheur à l'Université de Bordeaux, co-animateur du département d'économie de l'institut La Boétie, membre des économistes atterrés

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Billet de blog 18 novembre 2013

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Des Bleus dopés à la conjoncture économique et sociale ?

 Tandis que les nuages économiques et sociaux s’amoncèlent sur notre pays, que les mouvements de contestation se multiplient, la récréation footballistique proposée vendredi 15 novembre dernier devait nous fournir un moment de respiration salutaire.

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 Tandis que les nuages économiques et sociaux s’amoncèlent sur notre pays, que les mouvements de contestation se multiplient, la récréation footballistique proposée vendredi 15 novembre dernier devait nous fournir un moment de respiration salutaire. Las, notre équipe nationale a été défaite 2-0 par une équipe ukrainienne vaillante, solidaire et battante, autant de qualités qui semblent avoir fait défaut à nos Bleus. Si la probabilité de disputer la prochaine coupe du monde qui se déroulera au Brésil en 2014 se réduit, une séance de rattrapage est organisée mardi 19 novembre. La mobilisation générale est décrétée. Certains joueurs sont prêts « à mourir sur le terrain » – on ne leur en demande tout de même pas tant – tandis que d’autres en appellent à défendre l’honneur de la patrie. Qu’on se le dise, nos héros en short vont se livrer à une guerre de tranchée dans l’enceinte du stade de France – pauvre pelouse –, commémorant ainsi à leur manière le centenaire de la première guerre mondiale. Ils n’ont plus le choix, ils doivent sortir du bus – ou plutôt du bois !

Si une inquiétude légitime gagne les supporters, nos joueurs, sitôt le match terminé, ont au contraire affiché leur confiance quant à l’issue finale de cette double confrontation avec l’Ukraine. Plus d’engagement, un moral à toute épreuve, une tactique infaillible et le tour sera joué, le billet pour le Brésil sera validé. La stratégie des Bleus est-elle empreinte de méthode Coué, nos joueurs sont-ils en train d’écrire le scénario d’une nouvelle tragédie grecque dont le football français a le secret ? Et si, tout simplement, l’équipe de France de football était victime de sinistrose économique et sociale ? Au cours des vingt dernières années, ce n’est en effet pas la première fois que les résultats sportifs de notre équipe nationale de football épousent l’humeur des français et la situation économique du pays.

Si la France avait perdu le sourire le 16 novembre 1993 avec le décès du clown Achille Zavatta, elle allait franchement pleurer le lendemain après qu’un joueur bulgare, Emil Kostadinov, crucifiait la France entière en marquant un but à l’ultime seconde du dernier match qualificatif pour la coupe du monde 1994 au Etats-Unis. Notre élimination était-elle due à une erreur de marquage, un tacle manqué, à un crime de David Ginola contre sa propre équipe, comme l’affirma Gérard Houiller, le sélectionneur bientôt remercié ? A moins que nos Bleus n’aient été victimes d’une conjoncture économique défavorable… En 1993, en effet, l’économie française entre en récession pour la deuxième fois depuis 1950, avec un taux de croissance de -0,8%. Le déficit budgétaire explose (6,5% du PIB) et le chômage repart à la hausse, passant de 9,6% au moment où Edouard Balladur est nommé premier ministre à 10,8% lorsque Jacques Chirac décide de dissoudre l’assemblée nationale en 1997 – encore une erreur tactique.

Cette dissolution va porter Lionel Jospin au poste de premier ministre. Nos footballeurs sont-ils de gauche ? Toujours est-il que la période 1997-2001 marque les plus belles heures du football hexagonal qui remporte la coupe du monde en 1998 grâce à une équipe black-blanc-beur qui fait la fierté du pays, puis l’Euro 2000. Dans le même temps la croissance économique se situe en moyenne à 3% par an entre 1998 et 2001, et le chômage diminue dans des proportions jamais vues depuis plusieurs décennies (7,8% de la population active en 2001), un résultat en partie dû, quoiqu’on en dise, à la mise en œuvre des 35 heures. Martine Aubry aurait-elle été aussi décisive que Zinedine Zidane dans la victoire des Bleus ?

2002 s’annonçait bien, avec une équipe au sommet de son art, favorite à sa propre succession lors d’une coupe du monde qui se déroule pour la première fois en Asie, et plus précisément en Corée du Sud et au Japon. L’Euro se met en place, porteur d’espoir pour ses promoteurs, le chômage se maintient. Tous les voyants sont au vert jusqu’au 21 avril, date funeste, où une France irrationnelle élimine au premier tour de l’élection présidentielle celui par qui étaient arrivés les meilleurs résultats économiques en matière de chômage ainsi que certaines avancées sociales (CMU, PACS, 35h…) au profit du champion incontesté de l’extrême droite. Notre équipe aurait-elle voulu marquer sa désapprobation face au spectacle honteux d’une démocratie déliquescente qu’elle ne s’y serait pas mieux prise. Souhaitant peut-être montrer que la France n’était pas un pays où régnaient l’intolérance et le racisme, elle perdait le match d’ouverture contre le Sénégal et se faisait lamentablement éliminer dès le premier tour de la compétition.

Et comment expliquer le fiasco de la coupe du monde 2010 en Afrique du Sud ? Après un Euro 2008 raté, marqué par des querelles internes et d’importantes dissensions entre certains joueurs, les choses ne s’arrangent pas à Knysna, le camp d’entrainement des français. Nicolas Anelka rejoue le « casse-toi pauv’ con » cher à Nicolas Sarkozy à la mi-temps d’un match contre le Mexique en répondant à son entraîneur, Raymond Domenech, qui lui faisait des remarques sur son positionnement sur le terrain : « Enculé, t'as qu'à la faire tout seul ton équipe de merde! » Doit-on voir ici les effets de plus de trente ans de libéralisme où l’individualisme et l’enrichissement personnel sont valorisés à outrance, faisant du respect et de la tolérance des valeurs révolues ? Toujours est-il que les propos d’Anelka fuitent dans la presse et que celui-ci est convié à prendre des vacances anticipées et à rentrer chez lui. Ses coéquipiers ont tout de même des « valeurs » et, bravant le ridicule, décident de faire grève deux jours avant un match décisif pour la qualification, qu’ils perdront d’ailleurs… Mettons-nous toutefois un instant à leur place. La crise financière frappe la France de plein fouet depuis 2008, la croissance à été de -3,1% en 2009 après -0,1% en 2008, le taux de chômage repasse la barre des 10% en 2010, le système de retraite par répartition est menacé. De nombreuses manifestations se déroulent d’ailleurs dans le pays, s’opposant à la réforme des retraites menée par Eric Woerth. Ainsi, tandis que près de deux millions de personnes battent le pavé en cette fin juin 2010 pour défendre leurs retraites, 22 adolescents en survêtement refusent de descendre d’un bus afin de protester contre le renvoi de leur copain de la colonie de vacances. On a les causes à défendre que l’on mérite…

Et si, après ce rapide détour économico-footballistique, notre équipe nationale de football présentait en définitive une hypersensibilité aux résultats économiques et au moral de ses compatriotes ? Il est urgent dans ce cas pour le gouvernement d’annoncer une mesure phare ou un résultat tangible d’ici le coup d’envoi du match de la dernière chance mardi soir. Plus qu’une tactique infaillible, le voyage au Brésil passe-t-il par une baisse du chômage, une hausse significative de la croissance, la récupération de notre triple A, l’annulation de la taxe à 75% sur les hauts revenus,… ? Panser les bleus de notre société pour aider nos Bleus à relever le défi de la qualification, voilà un vrai challenge pour le gouvernement. Il reste 24h. Ce n’est pas gagné.

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