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Billet de blog 5 janvier 2023

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Benoît XVI : loi naturelle et lois de la nature

La revue en ligne contrenature.org vient de republier un large extrait d’un article que j’ai écrit en 2010. Pour les vœux de Noël 2008, alors que l’ouverture du mariage aux couples de même sexe gagnait du terrain, le pape comparait le mariage hétérosexuel aux « forêts tropicales » menacées : tel fut le projet d’écologie humaine de Benoît XVI, au risque de confondre loi naturelle et lois de la nature.

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Geneviève Médevielle, dans un article sur « La loi naturelle selon Benoît XVI », souligne qu’avec ce pontificat, « on assiste à un retour de la loi naturelle dans les discours magistériels, alors que les années 1970-1980 avaient enregistré une difficulté à se saisir de ce concept devenu inaudible en contexte pluraliste et multiculturel [1] ». Cette chronologie est précisée dans l’ouvrage que publie peu après, sur le même thème, la Commission théologique internationale : « l’encyclique Humanae vitae (1968), dans laquelle le pape Paul VI invoquait la loi naturelle pour refuser les méthodes artificielles de régulation des naissances – la fameuse pilule –, a été, comme on sait, très mal reçue en son temps ». En conséquence, « compromise dans l’affaire, la loi naturelle a alors traversé une sorte de purgatoire, qui s’est avéré bénéfique [2] ». Reste à préciser le lien de la loi naturelle, dans sa nouvelle incarnation, avec les questions sexuelles qui l’auraient compromise quatre décennies plus tôt.

En effet, c’est bien là que se joue l’articulation entre la loi naturelle et les lois de la nature que Humanae vitae confondait à l’époque dans son opposition au « contrôle artificiel de la natalité » dans le mariage. La sociologue Danièle Hervieu-Léger a bien souligné l’importance de l’enjeu théologico-politique qui se manifeste dans ce « contrôle de la sexualité des fidèles », et du même coup, de la famille elle-même : « Le volontarisme qui s’exprime dans le mouvement général de contractualisation démocratique de toutes les relations sociales a durablement trouvé un butoir, du côté de la famille, dans le rappel des impératifs biologiques qui ramènent inévitablement cette réalité sociale au fondement « naturel » qui est supposé constituer son support ultime. Cette longue résistance de la réalité familiale à la marée démocratique, qui emportait avec elle l’évidence naturalisée de toutes les hiérarchies sociales, permet de comprendre pourquoi la famille a constitué pour l’Église l’espace refuge d’où elle pouvait continuer à s’opposer le plus efficacement à l’entreprise « prométhéenne » de la modernité. » On comprend dès lors l’encyclique de Paul VI : « dans cette manière de gager l’absoluité des liens familiaux sur la dimension « naturelle » (au sens, cette fois, des « sciences naturelles ») qui est à leur principe, la logique proprement biologique de la procréation finit par être investie d’une véritable charge sacrale [3]

Le Cardinal Ratzinger contre le relativisme

Qu’en est-il aujourd’hui – quarante ans plus tard ? Si la loi naturelle revient, et l’étude de la Commission rejoint ici l’article de la théologienne, c’est d’abord en réaction contre le « relativisme » attribué à l’époque. De fait, note cette dernière dans la revue des Jésuites, « depuis son élection en avril 2005, le pape Benoît XVI a fait de la défense et de l’illustration de la loi naturelle un des axes de son enseignement. La loi naturelle est pour lui le revers positif de sa vigoureuse dénonciation du relativisme éthique, perçu comme une menace radicale pour la civilisation et, en particulier, pour la liberté et la dignité de la personne » (p. 141). L’intention est claire : comme l’explique Roland Minnerath dans sa préface au rapport de la Commission, « en empruntant à la philosophie grecque la notion de loi naturelle, la pensée catholique en manifeste d’emblée l’universalité. L’idée de loi naturelle n’est pas liée à une profession de foi ou à une culture particulière ». D’un côté, « elle est dite ”loi“ parce qu’elle est l’expression de l’ordre dans lequel l’homme est appelé à se mouvoir pour promouvoir et réaliser son humanité ». De l’autre, « elle est dite ”naturelle“ parce qu’elle est l’expression de la nature humaine ». L’hostilité au relativisme imputé aux sciences humaines est claire : « Envers et contre toutes les philosophies du soupçon, la tradition catholique maintient, en effet, que l’homme a une consistance propre, une humanité irréductible à ses conditionnements physiques, psychiques, sociaux ou idéologiques. Cet humain universel, c’est la nature humaine.» (p. 8) 

La critique de la « dictature du relativisme » est bien sûr inscrite dans le pontificat de Benoît XVI dès l’homélie célèbre qu’il a prononcée à la veille de son élection, comme un programme proposé aux cardinaux réunis en conclave : « Combien de vents de doctrines avons-nous connus ces dernières décennies, combien de courants idéologiques, de modes de pensée… La petite barque de la pensée de nombreux chrétiens, bien souvent, a été agitée par ces vagues, jetée d’un extrême à l’autre : du marxisme au libéralisme, jusqu’au libertinisme ; du collectivisme à l’individualisme radical ; de l’athéisme à un vague mysticisme religieux ; de l’agnosticisme au syncrétisme, etc. » Et de s’indigner : « Avoir une foi claire, selon le Credo de l’Église, est souvent étiqueté comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c’est-à-dire se laisser porter « à tout vent de la doctrine », apparaît comme la seule attitude digne du temps présent. Peu à peu se constitue une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui ne retient comme ultime mesure que son propre ego et ses désirs [4]. »

Loi naturelle et droits humains

Pour retracer l’histoire du retour de la loi naturelle, on peut toutefois remonter plus avant – sous Jean-Paul II, avec le Catéchisme de l’Église catholique en 1992, et l’encyclique Veritatis splendor en 1993. Toutefois, en s’attachant seulement à la pensée de Joseph Ratzinger, on mettra l’accent sur la controverse qui l’a opposé le 21 septembre 2000 au philosophe italien Paolo Flores d’Arcais, comme le rappelle Geneviève Médevielle : « Dans un débat qui portait sur le rapport foi-raison, le cardinal Ratzinger avait exposé sa défense de la loi naturelle à partir des droits inviolables de l’homme. Il n’est pas sans signification que ce soit l’Allemand [et on pourrait ajouter : sous le pontificat d’un Polonais qui a connu le communisme[5] qui s’engage alors dans cette parole, qui se comprend sur fond de totalitarisme installé sous le IIIe Reich en utilisant la force et le pouvoir des lois positives. "Nous, Allemands, […] avons décidé qu’il existait des êtres qui n’avaient pas le droit de vivre". […] Or, le tribunal de Nuremberg a justement dit qu’il y a des droits qui ne peuvent être remis en question par aucun gouvernement.» (p. 355)

La loi naturelle ne se confond pourtant pas avec les droits de l’homme : en effet, comme Benoît XVI n’hésitera pas à le déclarer devant l’Assemblée générale des Nations Unies, le 18 avril 2008, « ces droits trouvent leur fondement dans la loi naturelle inscrite au cœur de l’homme et présente dans les diverses cultures et civilisations. Détacher les droits humains de ce contexte signifierait restreindre leur portée et céder à une conception relativiste ». Autrement dit, ce ne sont plus les droits de l’homme qui légitiment la loi naturelle, mais celle-ci qui légitime ceux-là.

La loi naturelle apparaît en effet comme le point d’appui des droits de l’homme contre le relativisme, même si celui-ci prétend se réclamer de la démocratie. C’est ce qu’explique à nouveau quelques années plus tard Benoît XVI lorsqu’il s’adresse, le 5 octobre 2007, aux membres de la Commission théologique internationale : il oppose la loi naturelle au « relativisme éthique, dans lequel certains voient même l’une des conditions principales de la démocratie, car le relativisme garantirait la tolérance et le respect réciproque des personnes ». Or, c’est tout le contraire : « Si, en raison d’un obscurcissement tragique de la conscience collective, le scepticisme et le relativisme éthique parvenaient à effacer les principes fondamentaux de la loi morale naturelle, l’ordre démocratique lui-même serait radicalement blessé dans ses fondements.» L’étude de la Commission s’inscrit bien dans la même logique : « la forme démocratique de gouvernement est intrinsèquement liée à des valeurs éthiques stables qui ont leur source dans les exigences de la loi naturelle et qui ne dépendent donc pas des fluctuations du consensus d’une majorité arithmétique.» (p. 59)

La loi naturelle contre la démocratie sexuelle

La loi naturelle serait donc le garde-fou de la démocratie, qui la protège des dérives totalitaires. Reste alors à comprendre comment elle peut s’opposer, dans le même temps, à la « démocratie sexuelle », qui ne fait qu’étendre la logique démocratique aux questions sexuelles, en termes de sexualité et de genre, mais aussi de sexe, en matière d’alliance et de filiation, mais aussi de reproduction. Pour le Vatican, dès lors que les droits humains apparaissent comme le vecteur de revendications féministes, en termes de genre, et homosexuelles, en matière de mariage et de filiation, il importe en effet d’en détacher la loi naturelle. Et c’est précisément sur ce point que celle-ci retrouve, en lieu et place des droits de l’homme, les lois de la nature. Celles-ci sont pourtant absentes de l’analyse de Geneviève Médevielle, et pareillement de l’étude de la Commission théologique internationale ; mais c’est que les questions sexuelles n’y paraissent pas davantage – sinon, dans ce dernier ouvrage, au détour d’une note de bas de page (p. 99), ou brièvement, parmi d’autres exemples (p. 104). Même la figure d’Antigone, opposant au décret de Créon les « lois non écrites et immuables des dieux », apparaît seulement dans le texte de la Commission parmi les « sources gréco-romaines de la loi naturelle » (p. 36) ; elle n’est pas mobilisée au présent, pour fonder en nature les lois de la parenté contre les lois de la cité. Tout se passe donc comme si la mise entre parenthèses de ces enjeux sexuels, dans les deux publications, permettait de ne pas « compromettre », pour reprendre le terme appliqué à l’encyclique Humanae vitae, la loi naturelle avec les lois de la nature.

Il n’en va pas de même pour Benoît XVI lui-même. On le voit dans son Discours aux participants au Congrès international sur la loi morale naturelle, organisé par l’université du Latran, le 12 février 2007. Il y met en exergue les limites de la raison scientifique de notre modernité : « La capacité de voir les lois de l’être matériel nous rend incapables de voir le message éthique contenu dans l’être, message appelé par la tradition lex naturalis, loi morale naturelle. Il s’agit d’un terme devenu aujourd’hui presque incompréhensible pour de nombreuses personnes, à cause d’un concept de nature non plus métaphysique, mais seulement empirique. »

Mais c’est dans le domaine sexuel que ce programme général trouve une application particulière : « Ce qui a été dit jusqu’à présent possède des applications très concrètes si l’on se réfère à la famille, c’est-à-dire à la « communauté intime de vie et d’amour dans le mariage, […] fondée et dotée de ses propres lois par le Créateur » […] Aucune loi faite par les hommes ne peut donc renverser la norme écrite par le Créateur, sans que la société ne soit dramatiquement blessée dans ce qui constitue son fondement même. L’oublier signifierait fragiliser la famille, pénaliser les enfants et rendre précaire l’avenir de la société. »

Naturaliser le genre

On retrouve ici une préoccupation constante concernant l’ordre sexuel et familial. Joseph Ratzinger l’exprimait déjà le 31 mai 2004, sous une autre forme, dans sa Lettre aux évêques sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église : en matière de féminisme, la « guerre des sexes » inquiétait moins le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi que la politique du genre [6].

Pour éviter toute suprématie de l’un ou l’autre sexe, on tend à gommer leurs différences, considérées comme de simples effets d’un conditionnement historique et culturel. Dans ce nivelage, la différence corporelle, appelée sexe, est minimisée, tandis que la dimension purement culturelle, appelée genre, est soulignée au maximum et considérée comme primordiale. L’occultation de la différence ou de la dualité des sexes a des conséquences énormes à divers niveaux. Une telle anthropologie [au sens religieux et non scientifique] qui entendait favoriser des visées égalitaires pour la femme en la libérant de tout déterminisme biologique, a inspiré en réalité des idéologies qui promeuvent par exemple la mise en question de la famille, de par nature biparentale, c’est-à-dire composée d’un père et d’une mère, ainsi que la mise sur le même plan de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, un modèle nouveau de sexualité polymorphe.

C’est pourquoi le Conseil pontifical pour la famille entreprend de répondre à la menace que le genre représente pour la loi naturelle en publiant en 2005 un Lexique des termes ambigus et controversés en matière sexuelle [7]. Ce ne sont pas moins de trois articles qui sont en effet consacrés à ce concept. Le Vatican a mesuré l’importance du genre, et son danger, à l’occasion de la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes à Pékin en 1995. Aussi la philosophe Judith Butler apparaît-elle dans ce Lexique comme l’ennemi principal, dès lors qu’en émancipant le genre du sexe, elle en ferait « un artifice libre d’attaches ». Or, s’il est vrai que « le genre se réfère aux relations entre hommes et femmes fondées sur des rôles socialement définis que l’on assigne à l’un ou l’autre sexe », « cette définition a jeté le trouble parmi les délégués présents au sommet, principalement parmi ceux qui provenaient de pays catholiques et parmi les délégués du Saint-Siège ».

Ce trouble par le genre est bien politique : « ils pressentaient en effet que cela pouvait cacher un programme inacceptable incluant, entre autres, la tolérance d’orientations et d’identités homosexuelles ». Or, il n’est pas question de le tolérer. Car s’il « n’existe pas un homme naturel ou une femme naturelle », et donc si « la situation et les rôles de la femme et de l’homme sont des constructions sociales sujettes à changement », n’en vient-on pas à mettre en doute l’idée selon laquelle « il existe une forme naturelle de sexualité humaine » (p. 559) ? Le seul moyen de sauver le genre, c’est-à-dire de le rendre « acceptable pour l’Église catholique », est alors de le redéfinir en le re-naturalisant : « Dimension transcendantale de la sexualité humaine, compatible avec tous les niveaux de la personne humaine, englobant le corps, la pensée, l’esprit et l’âme. Le genre est donc perméable aux influences sur la personne humaine, aussi bien intérieures qu’extérieures, mais il doit se conformer à l’ordre naturel qui est déjà donné dans le corps. » (p. 594) Autrement dit, voici le genre conforme au sexe – du moins dans les pages de ce Lexique.

Les « forêts tropicales » du mariage

L’inquiétude devant la dénaturalisation par le genre entraîne donc une naturalisation de la loi naturelle, qui se confond dès lors avec les lois de la nature. Cette logique se déploie jusqu’à son terme dans un discours du pape à la Curie romaine, le 22 décembre 2008, à l’occasion de la rencontre traditionnelle pour les vœux de Noël. Benoît XVI y revient une fois encore sur la loi naturelle, pour en souligner les prolongements éthiques : « Le fait que la matière contient en soi une structure mathématique, est pleine d’esprit, est le fondement sur lequel reposent les sciences de la      nature modernes.»

Or, « le fait que cette structure intelligente provienne du même Esprit créateur, qui nous a donné à nous aussi l’esprit, comporte à la fois un devoir et une responsabilité ». Ainsi, « le fait que la terre, l’univers, reflètent l’Esprit créateur, signifie également que leurs structures rationnelles qui, au-delà de l’ordre mathématique, deviennent presque palpables dans l’expérimentation, contiennent en elles-mêmes également une orientation éthique. L’Esprit qui les a façonnés est plus que mathématique – c’est le Bien en personne qui, à travers le langage de la création, nous indique la route de la voie juste ».

L’Église a donc une responsabilité à l’égard de la création ; mais « elle ne doit pas seulement défendre la terre, l’eau et l’air comme des dons de la création appartenant à tous. Elle doit également protéger l’homme contre la destruction de lui-même. Il est nécessaire qu’il existe quelque chose comme une écologie de l’homme, entendue d’une juste manière ». Et le pape d’ajouter, sur un ton quelque peu défensif : « il ne s’agit pas d’une métaphysique dépassée, si l’Église parle de la nature de l’être humain comme homme et femme et demande que cet ordre de la création soit respecté ». Or, c’est précisément cette nature que menace la théorie du genre : « ce qui est souvent exprimé et entendu par le terme gender se résout en définitive dans l’auto-émancipation de l’homme par rapport à la création et au Créateur ». En revanche, l’écologie humaine que le souverain pontife appelle de ses vœux renvoie aussitôt à la définition hétérosexuelle du mariage : « de grands théologiens de la Scolastique ont qualifié le mariage, c’est-à-dire le lien pour toute la vie entre un homme et une femme, de sacrement de la création » ; aussi faut-il le sauvegarder, comme une espèce menacée : « les forêts tropicales méritent, en effet, notre protection, mais l’homme ne la mérite pas moins en tant que créature ». La nature sexuelle de l’humanité serait-elle en danger autant que la forêt vierge ?

Contre l’historicité démocratique : un conte de Noël

La loi naturelle s’avère en tout cas menacée par l’historicité de la démocratie – et tout particulièrement de la démocratie sexuelle. Dans les sociétés démocratiques, les normes perdent leur évidence naturelle ; elles apparaissent pour ce qu’elles sont : des conventions sociales, qui sont le produit d’une histoire. Elles se révèlent donc ouvertes au changement, et exposées à la politique. L’ordre des choses n’est plus perçu que comme un ordre provisoire, soumis à la volonté démocratique. Autrement dit, on cesse d’attribuer aux normes sociales un fondement transcendant, qu’il s’agisse de Dieu, de la Nature ou de la Tradition – et même de la Science… Si l’ordre sexuel est toutefois, pour la théologie du Vatican, l’ultime refuge d’une telle transcendance, c’est que nous sommes encore tentés de croire qu’il serait fondé sur la nature biologique. La naturalisation (au sens biologique) de la loi naturelle se révèle ainsi comme une forme de résistance contre l’historicité démocratique.

Benoît XVI s’inscrit bien dans le prolongement de Paul VI – ou du moins de l’encyclique Humanae vitae. Pour un pape comme pour l’autre, la loi naturelle finit par se confondre avec les lois de la nature, et dans un cas comme dans l’autre, c’est en vue de refonder l’ordre sexuel en nature – au moment même (et le paradoxe n’est qu’apparent) où les progrès de la technologie, hier, ou les évolutions de la société, aujourd’hui, révèlent au grand jour que cet ordre des sexes et des sexualités n’a rien de naturel. Non pas tant qu’il soit « artificiel », comme le Vatican aime à le dire, pour s’opposer hier à la contraception, ou aujourd’hui à la procréation médicalement assistée : comme l’illustrent également ces deux exemples, on dira simplement qu’il est « social ». Mais il s’agit bien, en tout cas, de politique. On l’a vu, la loi naturelle peut s’autoriser des droits de l’homme pour échapper au relativisme ; toutefois, la logique peut s’inverser : le pape n’hésite pas à soumettre les revendications de droits humains à une loi naturelle qui leur est antérieure. Ainsi, d’un côté, le Vatican fonde la légitimité de la loi naturelle sur la démocratie ; de l’autre, c’est une loi naturelle appuyée sur les lois de la nature qui s’arc-boute contre la démocratie sexuelle.

Cette ambiguïté marque une contradiction fondamentale qui travaille, sans doute à son insu, la théologie du Vatican. En effet, ce n’est toutefois pas un hasard si c’est à l’occasion des vœux de Noël que Benoît XVI s’est inquiété des « forêts tropicales » du mariage, pour appeler à une « écologie de l’homme ». La naissance du Christ n’ouvre-t-elle pas, à rebours d’une telle naturalisation, la possibilité d’une théologie historique, dès lors que l’Incarnation confère à la Révélation une autre temporalité ? À condition d’en faire son point de départ, l’Église catholique ne serait-elle pas en position de développer une théologie démocratique ? Après tout, la vérité scientifique a bien appris à se penser historiquement ; pourquoi n’en irait-il pas de même de la vérité théologique ?

Le pape l’a bien pressenti : c’est pourquoi il écarte cette possibilité au moment où il la voit surgir dans son propre discours. En effet, s’il rappelle que le mariage est un sacrement « que le Créateur lui-même a institué », c’est pour préciser aussitôt : « et que le Christ – sans modifier le message de la création – a ensuite accueilli dans l’histoire du salut comme sacrement de la nouvelle alliance ». L’incise (« sans modifier le message de la création ») le dit clairement : si le Christ accueille plutôt qu’il n’est accueilli, si sa naissance ne fait que confirmer ce qui a toujours déjà été donné dans la Création, bref, s’il ne se passe tout compte fait rien de vraiment nouveau à Noël, c’est que, pour Benoît XVI, l’historicité s’oppose à la vérité comme le relativisme à la loi naturelle. En conséquence, de même qu’hier pour la contraception, aujourd’hui à propos du mariage, le Vatican choisit le divorce d’avec la modernité démocratique. En même temps, on peut se demander si la fête de Noël, qui est l’occasion de ce discours, ne trahit pas l’impossibilité d’exclure l’historicité de la théologie catholique. En tout cas, sans même parler du coût politique d’une telle répudiation, le prix théologique à payer pour fonder la loi naturelle, à l’abri de l’histoire, sur les lois de la nature, s’avérerait considérable : Deus sive natura ?

Notes :

1 Geneviève Médevielle, « La loi naturelle selon Benoît XVI », Études, mars 2009, no 4103, pp. 353-364, citation p. 353.

2 Commission théologique internationale, À la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, préface par Mgr Roland Minnerath, Paris, Cerf, 2009, p. 139.

3 Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003 : en particulier, le chapitre 6 : « Quand la nature n’est plus un ordre », pp. 220 et 224.

4 Homélie du cardinal Joseph Ratzinger, « Missa pro eligendo Romano pontifice », 18 avril 2005 (les textes cités ici, qu’ils précèdent ou qu’ils suivent son élection, sont bien sûr tous disponibles sur le site du Vatican).

5 C’est moi qui apporte ce commentaire.

6 Sur ce point, je poursuis l’analyse que j’ai développée dans « Les frontières sexuelles de l’État », Vacarme, hiver 2006, no 34, ainsi que dans « Une théologie démocratique » préface à Stéphane Lavignotte, Au-delà du lesbien et du mâle. La subversion des identités dans la théologie « queer » d’Elizabeth Stuart, Van Dieren éd., 2008, tous deux repris dans la deuxième édition de L’Inversion de la question homosexuelle, pp. 115-126 et 225-233.

7 Conseil pontifical pour la famille, Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques, Paris, Pierre Téqui, 2005, avec les trois articles sur le genre d’Oscar Alzamora Revoredo, Jutta Burggraf et Beatriz Vollmer de Coles, pp. 559-594.

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Ce texte est extrait de l’article que j’ai publié en 2010 : « Les “forêts tropicales” du mariage hétérosexuel. Loi naturelle et lois de la nature dans la théologie actuelle du Vatican », dans la Revue d’éthique et de théologie morale n° 261, dossier hors-série « La loi naturelle. Le retour d’un concept en miettes ? », Éd. du Cerf. J’y ajoute aujourd’hui les intertitres pour en faciliter la lecture sur ce blog. Sous le titre « L’offensive naturaliste du Vatican », un extrait plus long vient précisément d’en être réédité dans la revue en ligne contrenature.org, dont le nom annonce bien le propos.

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