« L’esprit du 11 janvier » aura donc permis, non seulement d’appliquer sans modération la nouvelle loi contre « l’apologie du terrorisme », mais aussi de relancer le débat sur le voile islamique. Mais surtout, pas d’amalgames ! Certes, les frères Kouachi et Amedy Coulibaly ne sont pas des femmes voilées. Toutefois, il paraît qu’il s’agit de laïcité. En fait, ne vaudrait-il pas mieux parler aujourd’hui, avec les juristes Stéphanie Hennette Vauchez et Vincent Valentin, d’une « nouvelle laïcité » ? On nous dit que la religion a vocation à rester privée. Encore faut-il s’entendre sur les mots : l’exigence de neutralité ne porte plus sur l’État, mais sur les individus ; aussi « l’espace public » ne cesse-t-il de s’étendre, et « l’espace privé » de se restreindre. C’est qu’il ne s’agit plus de séparer les églises et l’État, mais d’assigner les citoyens, et surtout certains d’entre eux, à la discrétion.
On est loin de la loi de 1905. La preuve ? Gérald Darmanin, député UMP chargé de lancer la réflexion sur le sujet avec Henri Guaino, préconise aujourd’hui, sans que personne relève le mot, « un nouveau concordat ». Car bien sûr, « l’UMP s’engouffre dans le débat », en préparant un texte sur « le voile, les prières dans la rue, la formation des imams, sur les discours de ces imams, sur les financements », afin de « régler cette question dans l'apaisement »… Cependant, la majorité gouvernementale ne veut pas abandonner le terrain à l’opposition. D’un côté, Pascale Boistard, secrétaire d’État aux Droits des femmes, reprend une idée de la droite en déclarant au Figaro : « Je ne suis pas sûre que le voile fait partie même de l’enseignement supérieur. » D’un autre côté, les Radicaux de gauche soumettent une proposition de loi visant à étendre l’obligation de neutralité (et donc l’interdiction du voile) aux crèches privées qui bénéficient de financements publics : en même temps que la droite, le Parti socialiste la soutient.
C’est que l’idée vient de François Hollande : dans l’affaire de la crèche Baby-Loup, après la décision de la Cour de cassation du 19 mars 2013, jugeant que le voile ne justifiait pas le licenciement d’une assistance maternelle dans un crèche privée, le président de la République préconisait d’élargir la définition du service public – au moment même où sa politique économique en réduisait par ailleurs le périmètre… Aussi envisageait-il une nouvelle loi pour toute institution bénéficiant d’un financement public « dès lors qu’il y a contact avec les enfants ». Il s’agissait donc d’éviter la contagion. On imagine déjà les écoles catholiques sommées de renoncer au crucifix, sous peine de perdre l’argent public. Mais n’allons pas imaginer qu’une loi permettra d’en finir avec le voile. Bien au contraire : la nouvelle laïcité, au contraire de l’ancienne, permet voire exige constamment de nouvelles lois. C’est qu’elle étend constamment son emprise sur la vie privée, sous prétexte de préserver la vie publique.
Il y a deux ans, c’est dans ce contexte que Le Nouvel Observateur m’avait demandé un court texte, avant de renoncer à le publier. Il me semble qu’il est toujours d’actualité – à quelques détails près. Il est vrai que les choses s’accélèrent : nous n’aurons peut-être pas à attendre 2027. Nos politiques y sont pour beaucoup. Voici donc ce texte inédit – sans retouches, comme un document sur l’accélération politique. C’est un texte d’anticipation ; mais sa conclusion contredit le scénario de Michel Houellebecq, dans Soumission. C’est une tout autre catastrophe vers laquelle nos élus nous entraînent.
La danse des sept lois
La laïcité faisait consensus : c’était un rempart contre le Front national. Les commentateurs saluaient d’ailleurs l’habileté du chef de l’État : la loi contre le voile ralliait un front républicain. On n’avait que trop attendu ! Quinze ans séparaient le premier débat de la première loi en 2004. Heureusement, les choses s’accéléraient depuis lors : une deuxième en 2010, une troisième dès 2013.
À chaque président sa loi sur le voile – dans l’école publique, l’espace public, les services publics. L’emprise rhétorique du « public » s’étendait à mesure que son empire économique reculait. Mais il en fallait plus pour enrayer les progrès de l’extrême droite ; aussi convenait-il de persévérer, en donnant au peuple des gages de fermeté laïque.
En 2017, Nicolas Sarkozy débuta son nouveau mandat par deux nouvelles lois. La première excluait les femmes voilées des compétitions sportives : l’inégalité entre les sexes n’était-elle pas incompatible avec la Marseillaise ? La seconde réservait le port du voile aux femmes: à défaut d’abroger le « mariage pour tous », il importait de réaffirmer la différence des sexes. Sans doute les hommes voilés par solidarité étaient-ils rares, mais c’était une question de précaution autant que de principe.
En 2022, à peine élu, Manuel Valls décida de bannir le voile des plateaux télévisés : que les débats démocratiques n’aillent pas faire le jeu du prosélytisme ! Sans le dire, cette loi conjurait aussi le risque d’élues voilées… En fin de mandat, ce que les médias appelèrent la « septième loi », pour lutter contre l’endoctrinement des nouveau-nés, interdisait aux femmes d’allaiter voilées : comme l’école dite maternelle, la maternité devait être laïque.
Le Front national prit alors le consensus à revers : pourquoi toujours parler d’islam, sinon pour cacher aux Français leurs vrais problèmes ? Et ce fut la loi de trop : en 2027, Marine Le Pen l’emporta sur le président sortant. La danse des sept lois avait mis à nu la République.