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Billet de blog 5 mai 2013

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Un an après la présidentielle : la tentation "gauchiste"

J’ai toujours rejeté la tentation dite « gauchiste » (droite et gauche? « blanc bonnet, bonnet blanc ») en votant pour la gauche, si médiocre et modérée fût-elle. Or, depuis son élection, François Hollande s’emploie avec constance à donner raison au « gauchisme » ainsi défini : quelle différence avec la droite?

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J’ai toujours rejeté la tentation dite « gauchiste » (droite et gauche? « blanc bonnet, bonnet blanc ») en votant pour la gauche, si médiocre et modérée fût-elle. Or, depuis son élection, François Hollande s’emploie avec constance à donner raison au « gauchisme » ainsi défini : quelle différence avec la droite?

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Un blogueur m’a récemment qualifié de « sociologue de l’ultra-gauche ». Ce n’était pas un compliment : il renvoyait dos-à-dos « les gauches et les droites de l’extrême ». De même, le Parti de gauche et le Front national sont équivalents pour l’UMP. Mais cet homme est un défenseur fervent de « la gauche socialiste et social-démocrate », bref, « républicaine ». Censément raisonnable, il ne m’en semblait que plus déraisonnable : loin d’appeler à l’insurrection révolutionnaire, j’ai le sentiment de me situer depuis la fin des années 1970 au centre-gauche. C’est le paysage politique qui a changé (pas moi !), en se déportant sans cesse vers la droite.

À l’époque du Pacs, il est vrai qu’on m’a taxé de radicalité : rares étaient les partisans de l’égalité, et je défendais déjà l’ouverture du mariage et de la filiation aux couples de même sexe. Mais aujourd’hui que la gauche gouvernementale se démarque principalement de la droite par son ralliement au « mariage pour tous », me voici revenu dans le cercle des gens raisonnables – nonobstant mes efforts pour faire entendre, à côté de l’égalité des droits, la critique des normes. Ma radicalité s’avère toute relative.

Je me suis pourtant interrogé. Certes, j’ai toujours rejeté la tentation dite « gauchiste » (« blanc bonnet, bonnet blanc ») en votant pour la gauche, si médiocre et modérée fût-elle. Au second tour, je fais mon devoir, quoi qu’il m’en coûte ; récusant la politique du pire, lors de l’élection présidentielle en 2002, j’ai même voté, sans hésitation ni remords, contre le Front national. En 2012, lorsque l’essayiste Michel Onfray justifiait l’abstention, j’y lisais l’annonce de son tournant à droite. Quant au philosophe Jacques Rancière, je partage son sentiment de « trahison perpétuelle », mais aussi son refus d’accepter que « l’élection n’est jamais qu’un simulacre ». Sa conclusion m’a semblé d’autant plus incompréhensible : « je ne crois pas que j’irai voter ». L’urgence démocratique ne commandait-elle pas d’écarter Nicolas Sarkozy ?

Or, depuis son élection, François Hollande s’emploie avec constance à donner raison au « gauchisme » ainsi défini. Le 6 mai 2012, comme beaucoup, je me croyais à l’abri de toute naïveté. J’étais sans illusions ; ma déception n’en a pas été moins grande. Peut-on rappeler sans ironie ce slogan de campagne : « le changement c’est maintenant » ?  Comme on dit aux États-Unis, pour parler (en français) de la France : « plus ça change, plus c’est la même chose… » C’est vrai de la politique, qu’il s’agisse d’économie ou d’immigration – voire : le traitement des Roms a empiré ! Or, si le président normal reconduit la même politique, n’est-il pas en train de la normaliser ?

Il en est encore qui cherchent désespérément à établir la réalité d’un changement qui n’a pas eu lieu (la gauche, une droite à visage humain ?) ; mais la xénophobie normale et le néolibéralisme raisonnable ne vont-ils pas plutôt me condamner, avec tant d’autres, à « l’ultragauche » – quitte à valider, en réaction à la social-démocratie, le diagnostic social-démocrate ? Quand François Hollande déclare : « je ne suis plus un président socialiste », trahit-il à son tour le socialisme, ou bien en révèle-t-il à nouveau la vérité profonde ? Reste à tirer les conséquences de la désillusion des sans-illusions : éternelle abusée, la gauche critique est-elle vouée à vivre désabusée ? Et faut-il se résigner à ne penser le politique qu’en dehors de la politique – de l’État, des partis et des élections ?

La question trouve son actualité dans l’histoire récente : la dérive droitière des démocraties occidentales, sur tous les fronts ou presque, depuis une trentaine d’années – sous des gouvernements de droite (à partir de Thatcher et Reagan) et de gauche (depuis Mitterrand), serait-elle inéluctable ? C’est la faute à la crise, nous dit-on ! Mais, les années 1930, démentant tout déterminisme économique, ne nous ont-elles pas appris qu’on peut lui opposer d’autres réponses que le fascisme, comme le New Deal ? Étant donné la conjoncture, une politique différente peut faire la différence.

Pour contrer les populismes, qui se prétendent les simples porte-voix de la volonté populaire, on aurait bien sûr désiré que François Hollande imposât, en même temps qu’une vision du monde alternative, un autre sens de la représentation politique – non le reflet d’un peuple, mais sa production. Il n’en est rien. Mais à qui s’en prendre, sinon d’abord à nous-mêmes ? La crise a bon dos. Sans même parler de l’économie, si ce président qui n’est plus socialiste opte pour le conservatisme, passif (en renonçant à ouvrir la PMA, mais sans l’assumer) ou agressif (avec une nième loi contre le voile islamique), c’est qu’il est exposé à l’influence des conservateurs (qu’ils se réclament de la religion ou de la laïcité). Autrement dit, il n’est guère soumis aux pressions sur sa gauche.

À nous de faire de la politique – hors du monde politique, le plus souvent, mais en pesant sur lui, autant que possible. La droite est sensible aux sirènes de sa droite, tandis que la gauche reste sourde aux exhortations de sa gauche. Mais cette dissymétrie n’est pas inscrite dans la nature de la politique. Les élus ne sont que la résultante des forces qui s’exercent sur eux ; que les nôtres se fassent donc sentir davantage ! Nous nous découvrons impuissants ; n’en concluons pas que la politique ne peut rien.

Le désenchantement ne garantit pas la lucidité : refusons la jouissance amère de la marginalité. Il faut changer le rapport de forces autrement que par l’abstention : loin de contester la gauche gouvernementale, celle-ci la confortera dans sa droitisation. Faisons en sorte que ceux qui gouvernent au nom de la gauche aient plus à perdre à nous ignorer qu’à nous écouter. Penser les conditions pour contrebalancer les conservatismes qui pèsent sur la gauche gouvernementale, tel pourrait donc être un programme de gauche, inséparablement politique et intellectuel.

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Ce texte vient de paraître, parmi d'autres contributions, dans un numéro spécial de la revue Lignes : « Ce qu’il reste de la politique. Enquête, mai 2012 – mai 2013 » (n°41, mai 2013, pp. 53-56).

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