Ce qu'on fait à "eux" et ce que cela fait à "nous".
Sans doute est-ce pour des raisons de principe qu’il convient de lutter contre l’injustice. En effet, c’est bien dans une valeur abstraite que le combat pour les droits de l’homme trouve sa récompense ultime : la justice.
Toutefois, les adversaires du « droit-de-l’hommisme », qui se réclament volontiers de la raison d’État, se plaisent en retour à ironiser sur les « belles âmes » qui se piquent de nobles sentiments. En matière d’immigration, les mêmes insinuent en outre qu’un tel idéalisme ne manque pas d’hypocrisie : les « bobos » se montreraient d’autant plus généreux que leurs privilèges de supposés résidents des beaux quartiers les protègeraient de la dure réalité du terrain : il est facile, entend-on fréquemment aujourd’hui, de protester contre la « xénophobie d’État » lorsqu’on vit loin de nos quartiers sensibles. Autrement dit, seuls défendraient la justice ceux qui à qui elle ne coûte rien.
En réponse, il ne suffit pas de rappeler que ceux qui raisonnent ainsi, n’habitant pas si souvent eux-mêmes dans des barres HLM, ne sont peut-être pas davantage confrontés à la « diversité » sociale ou culturelle ; ni même d’objecter que les classes populaires ne sont pas forcément moins sensibles aux exigences démocratiques que les élites éclairées qui se font les porte-parole des « banlieues ». La xénophobie n’est pas une propriété de classe, réservée aux prolétaires ; symétriquement, la bourgeoisie n’a pas le monopole des droits de l’homme. Bref, les valeurs ne sont pas un luxe de privilégiés.
Au-delà, entrer dans un tel débat, c’est accepter ses termes, en opposant la générosité désintéressée au réalisme de l’intérêt. Or, ce faisant, on risque d’occulter une question importante : qui a vraiment intérêt à l’injustice ? Sans doute celle-ci fait-elle, c’est l’évidence, des victimes ; mais pour autant, en est-il réellement des bénéficiaires ? Ou pour le dire autrement : la justice est-elle un jeu à somme nulle, dans lequel les coûts que subissent les uns seraient contrebalancés par les gains qu’en retirent les autres ? Ou bien au contraire faut-il repenser les choses autrement, en termes d’intérêts bien compris ?
Ainsi de la politique d’immigration et d’identité nationale, institutionnalisée en 2007 par Nicolas Sarkozy, dès son élection à la présidence de la République, sous la forme d’un ministère : elle repose en effet sur l’opposition entre les deux termes, soit entre les immigrés et les Français. C’est pour mieux protéger ceux-ci qu’elle porte sur ceux-là, en n’ayant de cesse de tracer une frontière, dont on verra le caractère problématique, entre « eux » et « nous ». Il importe en conséquence de poser la question suivante : que nous fait, à « nous », ce qu’on leur fait, à « eux » ? On s’intéressera donc ici au prix de l’injustice – non pas tant pour « eux » (il est difficile de l’ignorer) que pour « nous » (on tend à l’oublier).
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Depuis les années 1980, soit depuis la montée en puissance du Front national, s’est imposée en France l’évidence d’un « problème de l’immigration ». C’est pour lutter contre la xénophobie que les républicains se sont ainsi employés depuis lors, pour mieux récuser les réponses que donnait l’extrême-droite, à reprendre ses questions à leur compte. Sans doute l’immigration clandestine a-t-elle longtemps justifié cette démarche : ne convenait-il pas de faire respecter les lois de la République ? On le sait, leur durcissement constant a contribué à grossir les rangs des « sans-papiers », bien souvent tombés dans l’illégalité plutôt qu’entrés illégalement dans le pays : c’était donc alimenter le « problème » qu’on prétendait combattre.
Cependant, outre les conséquences évidentes sur ces immigrés en situation irrégulière, il importe de voir combien, plus généralement, une telle politique n’a cessé d’étendre son champ d’application. En effet, la logique du soupçon qui accompagne cette « problématisation » se diffuse en une série de cercles concentriques qui finissent par remettre en cause le partage qu’elle prétend pourtant instaurer, ou du moins préserver, entre « eux » et « nous ». Pour arrêter un étranger sans papiers, combien d’immigrés en situation régulière faut-il contrôler ? Et au-delà, combien de Français d’origine étrangère – ou parfois seulement, comme les Antillais par exemple, d’« apparence étrangère », autrement dit, de couleur ?
Il ne s’agit pas seulement des pratiques policières – même si nul ne peut plus ignorer l’ampleur des contrôles au faciès. De fait, il est impossible de comprendre les discriminations que subissent dans la vie quotidienne ce qu’on appelle aujourd’hui les « minorités visibles » si l’on ne prend pas en compte l’impact d’une politique d’immigration dont la logique s’est accélérée au début des années 2000 pour s’emballer depuis 2007. On ne peut pas faire comme si les discriminations raciales étaient sans lien avec la xénophobie, dès lors qu’elles affectent précisément ceux qui « ont l’air » d’étrangers : le racisme ordinaire est nourri par le soupçon a priori contre les immigrés. Autrement dit, on ne peut pas proposer une politique de la diversité sans remettre en cause la politique qui constitue l’immigration en problème.
La politique d’immigration et d’identité nationale, loin d’instituer une frontière stable entre « eux » et « nous », contribue ainsi à la brouiller, dès lors qu’elle affecte parmi « nous », les citoyens, ceux qui ressemblent à « eux », les immigrés. Autrement dit, si son point de départ est la logique républicaine, fondée en droit, qui distingue d’une part ceux qui respectent la loi de ceux qui l’enfreignent, et d’autre part les Français des étrangers, son point d’arrivée, c’est aujourd’hui une racialisation qui ne distingue plus entre les étrangers, réguliers et irréguliers, mais qui, en revanche, distingue entre les Français, « de souche » ou pas, ou pour le dire sans euphémisme et sans guillemets, Blancs ou non.
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Si, dans ces conséquences ultimes, cette logique est à l’évidence incompatible avec les principes de la République, qui revendique hautement un universalisme aveugle aux différences de couleur, il faut bien voir qu’elle n’épargne pas la majorité blanche non plus : celle-ci découvre en effet à son tour qu’elle peut aussi être condamnée à payer le prix de cette injustice qui ne la vise pourtant pas. Un premier exemple le montrera simplement : c’est celui du « délit de solidarité ». Nonobstant les dénégations du ministre de l’immigration, des Français sont poursuivis, même s’ils ne sont pas toujours condamnés, en raison du soutien qu’ils apportent, pour des raisons politiques et même humanitaires, à des étrangers en situation irrégulière.
Dira-t-on qu’il suffirait au Français « de souche » de ne pas se mêler ainsi de cette politique pour échapper à ses conséquences ? C’est toutefois à condition qu’il ou elle n’aille pas s’amouracher d’une personne étrangère, fût-elle en situation régulière. On sait que la lutte contre l’immigration dite « subie », soit l’immigration fondée sur le droit d’asile ou le droit à la vie privée et familiale, a touché en premier lieu les « mariages mixtes » : entre 2003 et 2007, au contraire des mariages « franco-français » qui sont restés constants, ils ont déjà baissé d’un quart.
La lutte contre les « mariages blancs », voire « gris », se traduit en effet, en pratique, par un harcèlement des couples binationaux. C’est dire, bien entendu, que les conjoints français en pâtissent également, ou presque. Ces Français-là deviennent à leur tour des suspects ; ils perdent donc tout droit à la vie privée, dès lors qu’une enquête est menée sur leur intimité pour vérifier le soupçon a priori qui les frappe eux aussi. Ne sont donc épargnés par la politique d’immigration actuellement menée ni ceux qui se mobilisent en soutien aux étrangers, ni même ceux qui s’engagent avec eux dans des relations qui, dans la logique républicaine, relèvent pourtant du droit à la vie privée.
N’allons pourtant pas croire qu’il n’y aurait qu’à éviter tout contact avec les étrangers. Nombre de Français « de souche » en font l’expérience amère aujourd’hui : on n’est pas à l’abri des effets de cette politique lorsqu’au moment de refaire ses papiers d’identité, on doit faire la preuve de sa nationalité. Pour peu qu’on soit né à l’étranger, y compris dans l’ancien empire colonial et même en Algérie, ou parfois ses parents, voire même ses grands-parents, on peut se trouver pris dans la spirale du soupçon, quand bien même on serait de longue date fonctionnaire, et même militaire ! Et si des papiers ont disparu, comme ce fut le cas pour nombre de Juifs pendant la Deuxième guerre mondiale, la logique kafkaïenne devient presque inextricable…
Bref, la logique de racialisation de la nationalité qu’entraîne la politique d’identité nationale ne touche pas seulement les « autres », immigrés et « minorités visibles », d’origine étrangère ou pas ; sans doute sait-on bien que c’est « eux » qu’elle vise ; mais ce serait une illusion de croire qu’elle reste sans effet sur « nous ». Et ce serait encore une illusion d’imaginer que, parmi « nous », certains seulement sont touchés ; nous sommes tous concernés. De fait, la politique d’immigration, dans sa logique actuelle, se traduit par une précarisation de la nationalité : les Français naturalisés peuvent, en punition de crimes graves dont la liste risque désormais de s’allonger, être frappés d’une « double peine ». La conséquence, c’est que la nationalité n’est plus « une ».
En instituant la différence entre « leur » nationalité et la « nôtre », cette injustice participe d’une racialisation de l’identité nationale – pas seulement d’« eux », mais inséparablement de « nous ». Reste à savoir si, pour poursuivre une telle politique qui déploie de manière inexorable, mais pourtant pas irrésistible, sa logique de blanchité, nous sommes prêts à payer un tel prix. Sans doute savions-nous confusément que la politique d’immigration constituait des minorités de couleur ; mais nous avons voulu rester aveugles à son envers, le blanchiment de l’identité nationale. La question qui nous est désormais posée, et que nous ne pouvons plus ignorer, c’est donc : voulons-nous vraiment devenir des Blancs ? Ce sera en effet, que nous le voulions ou non, le prix pour « nous » de l’injustice envers « eux ».
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Ce texte a paru dans L’ena hors les murs (magazine des anciens élèves de l’ENA)
Dossier « Justice et régulations », n° 406, novembre 2010