Et si, loin d’en être la figure exemplaire, François Hollande minait les fondements de la social-démocratie ? Pour faire contrepoids au néolibéralisme, il devrait promouvoir des syndicats, associations, mouvements sociaux, et même des partis politiques plus intransigeants avec les investisseurs. Or le président a d’emblée récusé cette option. (avec Michel Feher)
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« On veut du boulot, pas du mariage homo ! » Ce slogan de la « Manif pour tous » résonne jusque dans la majorité présidentielle. La Gauche populaire s’inquiète ainsi que le « sociétal » fasse oublier le « social » : le chômage n’est-il pas la préoccupation principale des Français ? Depuis un an, la « question homosexuelle » n’aurait servi qu’à égayer l’opinion, comme pour faire oublier les « vrais enjeux », en dernière instance économiques.
Le président de la République aurait-il entendu ces critiques ? Le 24 avril, après l’adoption du « mariage pour tous », il « appelle chacun à chercher l’apaisement » : « tout maintenant doit être consacré à ce qui est l’essentiel, c’est-à-dire la réussite économique de notre pays et la cohésion nationale. » Après le dissensus, le consensus : telle est désormais la feuille de route de son mandat.
Faut-il pourtant s’en réjouir – du moins, à gauche ? L’union nationale ne conduit-elle pas le président à rallier une politique néolibérale inféodée aux marchés que le candidat raillait naguère ? Car qui peut croire encore que le « véritable adversaire » de François Hollande soit « la finance » ? Qui peut douter qu’elle gouverne toujours sans être élue ?
Sans doute l’opposition de droite continue-t-elle de déplorer que le gouvernement ne soit pas davantage soumis à son « empire » ; mais la majorité s’accorde avec sa gauche pour juger que la politique actuelle est inscrite dans l’ADN de la social-démocratie – pour les uns, vouée à se montrer raisonnable, pour les autres condamnée à trahir. Un socialiste qui louvoie entre l’irresponsabilité du cœur et le cynisme de la raison ? Rien de nouveau sous le soleil…
Et si, loin d’en être la figure exemplaire, François Hollande minait au contraire les fondements de la social-démocratie ? Certes, celle-ci a toujours eu l’ambition modeste et réaliste de promouvoir la justice sociale sans renoncer à l’efficacité économique, de réduire les inégalités tout en préservant la paix civile et de concilier les vertus de la solidarité avec les mérites de l’initiative individuelle. Mais cet art du compromis est soumis à une condition impérative : l’arbitrage suppose un relatif équilibre des forces. Pendant les Trente glorieuses, le rôle de l’État consistait à convaincre patrons et syndicats de sacrifier une part de leurs revendications immédiates à la pérennisation d’une prospérité également profitable aux uns et aux autres.
Or, force est d’admettre que ce temps est révolu. Depuis quelque trente ans, la déréglementation des mouvements de capitaux assure l’hégémonie des investisseurs. Pour assurer aux bailleurs de fonds un retour sur investissement sans rapport avec la réalité de la croissance économique, les chefs d’entreprises résument leur « compétitivité » à la compression continue des coûts du travail, tandis que les pouvoirs publics leur facilitent la tâche par une flexibilité accrue de l’emploi et une imposition du capital réduite.
Sans doute cela revient-il à baisser et le pouvoir d’achat des salariés et les recettes fiscales. Toutefois, les États offrent des palliatifs conformes aux priorités des investisseurs : tout en empruntant sur les marchés financiers, ils favorisent l’accès au crédit des ménages. Enfin, pour perpétuer l’assujettissement aux marchés, ils préservent la finance des krachs dont les menace la dissimulation des risques liés à la quête de rendements démesurés.
Quand le capital l’emporte ainsi sur le travail, que peut bien faire un président social-démocrate ? L’arbitrage entre des forces aussi déséquilibrées a-t-il encore un sens ? D’un côté, si pour affronter les investisseurs, l’État se substitue à des catégories sociales politiquement affaiblies, il sort aussitôt de son rôle d’arbitre. De l’autre, s’il se met au service du capital, alors, François Hollande doit se résigner à n’être qu’un Nicolas Sarkozy à visage humain. Le néolibéralisme aurait-il signé l’arrêt de mort de la social-démocratie ?
Reste une autre option : parier sur le dissensus. Pour recréer un environnement propice aux compromis, l’enjeu est moins d’afficher une plus grande fermeté à l’encontre des marchés que d’aider les syndicats, associations, mouvements sociaux, et même les partis politiques moins conciliants à peser davantage sur les arbitrages. Bref, il faudrait encourager la polarisation de l’espace public par la promotion d’acteurs disposés à rivaliser d’intransigeance avec les investisseurs.
Or François Hollande a d’emblée récusé cette option. Le 14 juin 2012, il se rend en Grèce. Interrogé sur les élections législatives qui auront lieu trois jours plus tard, il soutient la coalition qui réunit derrière les conservateurs de Nouvelle démocratie, avec les restes du PASOK (le parti socialiste grec), une partie du LAOS (équivalent du Front national). Les sondages indiquent alors que cette étrange alliance est au coude à coude avec Syriza, formation de gauche opposée au traité européen que justement François Hollande se propose alors de renégocier. Autrement dit, en appelant les Grecs à voter pour l’austérité voulue par Berlin et Bruxelles, le président français leur demande de le priver d’un contrepoids précieux pour infléchir la position d’Angela Merkel.
Au lieu de compenser le déséquilibre néolibéral des forces, la politique actuelle l’aggrave. C’est vrai par exemple du récent Accord national interprofessionnel : dans les rapports entre capital et travail, il consolide les forts et fragilise les faibles – soit un désaveu pour les syndicats plus vindicatifs au bénéfice des plus conciliants. De même, en politique, toutes les critiques de gauche sont renvoyées à la xénophobie (dans son propre parti), voire à l’antisémitisme (pour le Parti de gauche).
On aurait donc tort d’expliquer cette politique par l’absence de marges de manœuvre. Car en réduisant les forces qui lui permettraient de retrouver son rôle d’arbitre, le président ne subit pas la fin de la social-démocratie ; il la choisit. De la part d’un homme si raisonnable, ce pari politique si peu rationnel ne peut qu’étonner. En effet, le consensus économique qu’il préconise se traduit par un rejet massif dans l’opinion : François Hollande est bien en ce sens un président consensuel. D’un social-démocrate, on ne doit certes pas espérer qu’il incarne le dissensus ; du moins peut-on attendre qu’il en soit le facilitateur, et non l’éradicateur. Faute de quoi ce président restera dans l’histoire comme le liquidateur de la social-démocratie.
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Ce texte co-signé avec Michel Feher, philosophe, a paru dans les pages Rebonds de Libération le 6 mai 2013.