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Billet de blog 9 juin 2014

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«L'hypothèse Syriza»: la gauche, avec ou contre le PS?

Faudra-t-il attendre une situation économique et sociale aussi catastrophique qu’en Grèce pour risquer la rupture politique en France ? Ou bien le moment est-il venu de reconnaître que le Parti socialiste, en tant que tel, fait obstacle, non seulement à la gauche radicale, mais aussi à la social-démocratie dont le Président de la République usurpe le nom ?

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Faudra-t-il attendre une situation économique et sociale aussi catastrophique qu’en Grèce pour risquer la rupture politique en France ? Ou bien le moment est-il venu de reconnaître que le Parti socialiste, en tant que tel, fait obstacle, non seulement à la gauche radicale, mais aussi à la social-démocratie dont le Président de la République usurpe le nom ?

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« Il n’y a pas de tabou », déclare le Premier ministre interrogé le 3 juin sur le recours à la déchéance de nationalité. Il est vrai qu’il ne préjuge pas des conditions de son application éventuelle au « coupable présumé » de la tuerie de Bruxelles ; mais il ne relève pas non plus que la question n’aurait pas été évoquée si celui-ci avait porté un nom « de souche ». Pour Manuel Valls, Français naturalisé, il est donc des Français moins français que d’autres : la nationalité n’effacerait jamais l’origine.

En 2010, il jugeait pourtant ce débat, lancé par Nicolas Sarkozy, « nauséabond » et « absurde ». Mais avec la chasse aux Roms qui s’aggrave depuis 2012, c’est l’ensemble du discours de Grenoble que le Premier ministre reprend à son compte. Tel est le sens du mot « tabou » : oser dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, bref, avoir enfin le courage d’être de droite. Il ne s’agit plus seulement de renoncements (comme l’accès à la PMA pour les lesbiennes ou le droit de vote aux élections locales pour les étrangers non-communautaires), mais de reniements (comme le Pacte de responsabilité ou le gel des seuils sociaux proposé par le ministre du Travail). Ce gouvernement mériterait de recevoir, avec François Rebsamen, le Molière de la trahison.

Quelle rationalité sous-tend pareille stratégie de droitisation ? Il ne s’agit pas de réalisme : la réalité économique apporte en effet de cruels démentis aux politiques d’austérité. Il s’agit encore moins d’électoralisme, après la confirmation des sondages par la double déroute des élections municipales et européennes. Comment comprendre l’entêtement de François Hollande ? Pourquoi ne pas changer une équipe qui perd ? Il faut bien se rendre à l’évidence : la stratégie gouvernementale procède moins d’une rationalité que d’une croyance. En fait de pragmatisme, la « fin des idéologies » signe une hégémonie droitière, soit une idéologie économique (la réalité serait de droite), qu’est censée corriger une idéologie identitaire (le peuple serait de droite).

À l’évidence, reconstruire la gauche ne pourra se faire que contre ce gouvernement de droite, quelque nom qu’il se donne ou qu’on lui prête. Sans doute personne n’envisage-t-il de jeter les électeurs, militants et élus socialistes avec l’eau du bain hollandais. Mais qu’en est-il du Parti socialiste lui-même ? Pour la gauche à venir, fait-il partie de la solution, ou bien du problème ? Membres de ce parti (comme l’économiste Liêm Hoang-Ngoc) ou pas (tel le politiste Philippe Marlière), les Socialistes affligés qui viennent de lancer leur club samedi 7 juin, en réaction contre la politique gouvernementale, veulent bâtir un pont entre les diverses gauches, sans exclusive : « Nous n’avons aucun ennemi à gauche ». On ne peut qu’applaudir ce refus du sectarisme.

Reste pourtant une question fondamentale : peut-on encore changer le Parti socialiste ? On voulait espérer que la coûteuse défaite aux élections municipales allait provoquer, sinon un sursaut, du moins un sauve-qui-peut. Or aujourd’hui, on peut douter que la base du parti se révolte vraiment contre ses cadres, ou que ceux-ci rompent effectivement avec le gouvernement. Tous ou presque semblent résignés (voire résolus) à sombrer avec le capitaine du Titanic. Si les Socialistes affligés sont plus optimistes, c’est qu’ils jugent que la gauche radicale n’a pas le choix : il lui faudrait périr avec la social-démocratie, ou se sauver avec elle.

Aussi Philippe Marlière s’emploie-t-il à récuser « l’hypothèse Syriza » : en Grèce, la gauche radicale (proche du Front de gauche français) est arrivée en tête aux élections européennes, tandis que le Pasok (cousin de notre Parti socialiste) s’effondre ; et si la droite de Nouvelle démocratie reste forte, l’extrême droite d’Aube dorée est contenue – bien plus que le Front national. Autrement dit, l’existence d’une alternative réelle relance la démocratie, comme le confirme une abstention bien moins forte qu’ici. Dès lors, pourquoi ne pas prendre la Grèce pour modèle ? C’est qu’elle fait figure d’exception, nous dit-on. Sans doute. Mais faudra-t-il attendre une situation économique et sociale aussi catastrophique qu’en Grèce pour risquer la rupture politique en France ? Ou bien le moment est-il venu de reconnaître que le Parti socialiste, en tant que tel, fait obstacle, non seulement à la gauche radicale, mais aussi à la social-démocratie dont le Président de la République usurpe le nom ?

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Cette chronique a été publiée dans Libération le 7 juin 2014, sous le titre : « La gauche, avec ou sans le PS? ». Quelques mots ont été modifiés pour cette republication, en même temps que le titre.

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