En appelant à prier le 15 août pour la France, et contre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, le Cardinal André Vingt-Trois, président de la conférence des évêques de France, ne manque ni d’habileté, ni d’un humour paradoxal.
D’un côté, cette intervention ex cathedra dans le débat politique échappe aux foudres de nombreux défenseurs auto-proclamés de la laïcité. On les connaissait pourtant si vigilants face à l’Islam – depuis le Front national jusqu’à l’UMP, en passant par Riposte laïque, sans oublier des voix réputées de gauche… Il est vrai qu’« en ce jour où nous célébrons l’assomption de la Vierge Marie, sous le patronage de qui a été placée la France », la « prière universelle » à laquelle sont appelés les fidèles s’autorise d’un nationalisme qui anime aujourd’hui le projet laïc, du moins pour ceux qui le redéfinissent contre la menace islamique.
D’un autre côté, le choix de l’assomption de Marie pour garantir la norme familiale peut paraître ironique. En effet, c’est prendre la Sainte Famille comme modèle, nonobstant l’histoire singulière de la maternité d’une vierge (sans même parler, à la génération précédente, de son immaculée conception érigée en dogme), et la double filiation paternelle qui en résulte, condition même de l’Incarnation. Au moment de conforter l’institution du mariage hétérosexuel, en affirmant la nécessité de « bénéficier pleinement de l’amour d’un père et d’une mère » (un seul, et seulement une, pour éviter la co-parentalité), il fallait donc un brin d’humour (fût-il involontaire) pour mobiliser cette référence – sinon queer, du moins si peu « normale ».
En fait, pour l’Église catholique, le paradoxe va bien au-delà de la prière du 15 août. D’une part en effet, en réaction contre la reconnaissance des couples de même sexe, elle pose que l’homme est conçu pour la femme, et la femme pour l’homme : elle se fait le chantre de la nature hétérosexuelle de l’humanité. Ainsi, c’est déjà sous le patronage de la Vierge Marie que le Cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, avait placé en 2004 sa « Lettre aux évêques sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde »: loin de la réduire au péché originel, il y affirmait « la dimension anthropologique de la sexualité, qui est inséparable de sa dimension théologique. La créature humaine, dans son unité de corps et d’âme, est dès l’origine faite pour la relation avec un autre que soi. »
D’autre part, toutefois, la structure ecclésiale vient contredire ce discours pastoral : le sacerdoce reste en effet une affaire d’hommes, et le célibat demeure la règle. Autrement dit, l’homme est fait pour la femme – mais uniquement en dehors de l’Église. Si l’anthropologie biblique nous invite à comprendre la nature hétérosexuelle de l’homme, alors, il faut bien en conclure que l’Église se veut, par définition, contre-nature.
Étonnamment, ce paradoxe qui structure aujourd’hui l’Église passe inaperçu. Il est vrai qu’on ne sursaute pas même lorsqu’une institution menacée par les scandales d’abus pédophiles se constitue en avocate « des enfants et des jeunes » : tout se passe comme s’il était évident qu’elle ne saurait être concernée lorsqu’elle appelle à prier pour « qu’ils cessent d’être les objets des désirs et des conflits et des adultes ». Et par ailleurs, va-t-on désormais exiger des hétérosexuels, pour en avoir, qu’ils s’affranchissent du désir d’enfant ?
Le résultat, c’est qu’on entend surtout les associations homosexuelles critiquer l’intervention politique de l’Église. Au pays supposé de l’universalisme, l’homophobie ne dérangerait-elle que ses victimes ? Il est vrai que l’Église se défend d’être homophobe : « cette prière n’est pas là pour juger, exclure ou discriminer qui que ce soit », déclare Monseigneur Podvin sur France Inter le 14 août ; toute personne est « infiniment respectable. » Mais c’est une « question de civilisation » – et de s’appuyer sur « des anthropologues qui ne sont pas du tout croyants » (sans citer aucun nom, tant il est vrai qu’ils se font rares, après le débat sur le Pacs, ceux qui se prêtent à la confusion entre anthropologie sociale et anthropologie biblique).
Pour Monseigneur Barbarin, dans Le Progrès de Lyon du même jour, il en va aussi de la nature des choses. Or celle-ci est définie par Dieu, et non par l’homme : le législateur « ne peut pas proclamer ‘à partir d’aujourd’hui, nous décidons qu’une femme n’est plus ce que vous croyez et nous décidons que le mariage devient autre chose’ », car « un Parlement, ce n’est pas Dieu le Père » ! Bref, c’est Dieu qui définit l’homme, la femme et le mariage – défini, sans crainte de la contradiction, comme une institution naturelle. Aussi ne faut-il pas « dénaturer le mariage », explique-t-il dans Le Figaro.
De la même manière, Benoît XVI n’appelait-il pas de ses vœux, le 22 décembre 2008, une « écologie de l’homme » ? Car pour le Souverain Pontife, « les forêts tropicales méritent, en effet, notre protection, mais l’homme ne la mérite pas moins en tant que créature. » Le mariage hétérosexuel serait une espèce en danger, face aux menaces du « gender » et des revendications homosexuelles. Tout compte fait, en revient-on à la stigmatisation d’une homosexualité jugée contre-nature ?
Pour conjurer tout soupçon d’homophobie, l’archevêque de Lyon ajoute cependant : « à l’intérieur de l’Église, beaucoup d’homosexuels ont laissé un héritage extraordinaire, de Michel-Ange à Max Jacob. » « À l’intérieur de l’Église » ? De fait, le prélat prend soin de préciser aussitôt : « les homosexuels sont ce qu’ils sont et ils essaient comme moi d’être fidèles au Christ et de servir leurs frères. » Or en se distinguant des homosexuels, Philippe Barbarin rappelle subrepticement un point qui éclaire sa phrase précédente : aujourd’hui, l’homosexualité n’a plus droit de cité au sein de l’Église. C’est même en France un exemple, sans doute unique, d’institution revendiquant officiellement une politique de discrimination à l’encontre des homosexuels.
Dans une Instruction publiée le 29 novembre 2005, il est en effet stipulé que « l’Église, tout en respectant profondément les personnes concernées, ne peut pas admettre au Séminaire et aux Ordres sacrés ceux qui pratiquent l’homosexualité, présentent des tendances homosexuelles profondément enracinées ou soutiennent ce qu’on appelle la culture gay. » Il ne s’agit donc plus ici de distinguer, comme le fait le Catéchisme, les « actes » (qui sont des péchés) des « tendances » (qui constituent une « épreuve ») : si « les personnes homosexuelles sont appelées à la chasteté », elles doivent être « accueillies avec respect, compassion et délicatesse ». Mieux : l’enjeu est explicitement politique, puisqu’il s’agit d’éviter tout entrisme « gay-friendly »…
Si le Vatican exclut l’homosexualité, fût-elle abstinente, c’est que le prêtre devrait avoir « un véritable sens de la paternité spirituelle » : nouvelle variante d’un même paradoxe. En réalité, c’est Benoît XVI qui en donnera quelques années plus tard la clé. Dans un livre d’entretiens publié en 2010, Lumière du monde, le Pape explique pourquoi « l’homosexualité n’est pas conciliable avec la vocation de prêtre » : sinon, « on courrait un grand risque si le célibat devenait en quelque sorte un prétexte pour faire entrer dans la prêtrise des gens qui ne peuvent de toute façon pas se marier », avec le risque que « le célibat des prêtres soit pour ainsi dire assimilé à la tendance à l’homosexualité. »
La logique est claire : si les hétérosexuels sont appelés au mariage, et les homosexuels à l’abstinence, parmi les Catholiques fervents, ce sont les seconds qui se destinent davantage au sacerdoce. C’est pourquoi l’Église accueille beaucoup d’homosexuels, à tel point qu’elle doit aujourd’hui les exclure. En 2005, quand cette Instruction fut rendue publique, un dessin de la presse américaine le soulignait avec humour. On y voit le Pape annoncer aux cardinaux : « Les gays ne peuvent plus être prêtres ! » Sur la deuxième image, tous ou presque s’éloignent en conséquence, mais le Pape les retient : « Je voulais dire : à partir de maintenant ! »
Autrement dit, c’est parce que l’Église catholique célèbre aujourd’hui l’hétérosexualité conjugale, érigée en rempart contre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, qu’elle attire les homosexuels vers le sacerdoce. Institution sexiste, puisqu’elle exclut les femmes, son hétérosexisme politique l’expose à être envahie par l’homosexualité – d’où sa décision de discriminer, dans ses rangs, à l’encontre des gays. Homosociale, au sens où les hommes y restent entre eux, l’Église est ainsi homosexualisée non en dépit, mais en raison de son homophobie. Décidément, les voies du Seigneur sont impénétrables.
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On trouvera des analyses plus détaillées des textes de l’Église évoqués ci-dessus dans deux de mes articles :
— « Les ‘forêts tropicales’ du mariage hétérosexuel. Loi naturelle et lois de la nature dans la théologie actuelle du Vatican », Revue d’éthique et de théologie morale, « La loi naturelle. Le retour d’un concept en miettes ? », dir. Éric Gaziaux et Laurent Lemoine, numéro hors-série, n° 261, septembre 2010, pp. 201-222 (disponible en ligne).
— « Celibate Priests, Continent Homosexuals : What the Exclusion of Gay (and Gay-Friendly) Men From Priesthoold Reveals About the Political Nature of the Catholic Church », Borderlands, vol. 9, n°3, 2010 (disponible en ligne, mais en anglais).
N.B. : le dessin évoqué à la fin du texte y est reproduit.