Voici le texte de mon intervention à la journée du 13 avril 2016 à l’EHESS pour la création d’un comité international de soutien ; depuis, ce collectif a changé de nom. Il s’intitule désormais : Comité international de solidarité avec les Universitaires pour la paix (Turquie). On est passé du soutien à la solidarité.
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Comme toutes les personnes présentes aujourd’hui, je m’inquiète et m’indigne de la répression qui s’abat en Turquie, pas seulement sur des collègues, bien sûr, mais aussi sur elles et eux : le sort de chercheurs et de professeurs, ou d’ailleurs de journalistes et d’avocats, est le révélateur d’une répression bien plus large – en particulier, et plus durement encore, à l’encontre des Kurdes. Je souhaite donc participer activement à la création de ce comité international de soutien aux universitaires pour la paix.
Toutefois, j’aimerais parler, non seulement de soutien, mais aussi de solidarité. Je m’explique : nous soutenons de l’extérieur – par exemple en invitant des collègues de Turquie à venir en France. Mais si nous sommes solidaires, c’est que nos destins sont liés : nous sommes dans le même monde. Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la démocratie ne sont pas extérieures à l’Union européenne, ni étrangères à la France.
C’est la raison pour laquelle, bien que je sois ignorant des réalités turques, il m’a été proposé d’intervenir et j’ai accepté. Bien sûr, il serait indécent de mettre sur le même niveau le sort de nos collègues turcs avec notre condition dont je n’oublie à aucun moment les privilèges. Mais je voudrais suggérer que ce sont pour une part les mêmes logiques qui sont à l’œuvre dans des pays différents.
En premier lieu, ce n’est pas un hasard, bien entendu, si le gouvernement turc a redoublé sa répression au moment même où il négociait un accord de gestion des flux d’immigration avec le Conseil de l’Union Européenne (UE). Celle-ci accepte de fermer les yeux, en jugeant que la défense de la démocratie est un enjeu secondaire par rapport à la supposée « crise des réfugiés ».
Mais il ne s’agit pas seulement de la Turquie : deuxièmement, l’UE choisit aujourd’hui de fermer les yeux sur la dérive autoritaire de pays comme la Hongrie, voire la Pologne, alors même que, dans le même temps, l’UE sait se montrer d’une fermeté sans faille face à la Grèce lorsque celle-ci tente de résister à ses injonctions économiques. Bref, l’UE affiche ses priorités (« crise des réfugiés » ou « crise grecque ») - et la démocratie n’en fait manifestement plus partie.
Troisièmement, la dérive autoritaire nous menace aussi en France. Il n’est sans doute pas besoin de rappeler que l’état d’urgence a légitimé la mise entre parenthèses de libertés fondamentales. C’est vrai dans ce qu’il est convenu d’appeler les « quartiers », soit dans les milieux populaires où la population racisée est sur-représentée. Mais il ne s’agit pas seulement de l’état d’urgence et pas exclusivement des « banlieues ». Le monde universitaire n’est pas épargné.
Songeons à l’actualité : depuis des mois, les mobilisations sont réprimées, parfois avec violence. C’est le cas pour le mouvement contre le projet de loi Travail, particulièrement chez les lycéen-ne-s et étudiant-e-s : je renvoie au blog de Pascal Maillard sur Mediapart qui recense des abus policiers contre elles et eux. Hier encore, un étudiant de première année de licence de science politique de l’université Paris-8 où j’enseigne a été matraqué et arrêté dans une manifestation, comme le montre une vidéo disponible en ligne.
La menace ne vise pas seulement les manifestations. Elle touche aujourd’hui à la liberté d’expression. Une universitaire de Paris-8, Sylvie Tissot, est aujourd’hui poursuivie en justice (avec d’autres) par Frédérique Calandra, la maire PS du XXe arrondissement qui affiche avec fierté le slogan : « Je suis Charlie ». Cette élue avait mis l’an dernier un veto à la participation d’une militante antiraciste, Rokhaya Diallo, à un débat féministe dans sa mairie. Or, sur le blog Les mots sont importants qu’anime ma collègue, un texte qualifiait cette intervention de censure. Au nom de la liberté d’expression, serait-il interdit de dénoncer la censure ?
Dernier exemple : un universitaire d’Avignon a récemment été poursuivi pour provocation à la haine raciale, sur dénonciation du président de son université, et sur plainte du procureur de la République. Il avait cité, ironiquement, des propos de Manuel Valls sur les « blancos ». Je ne reviendrai pas ici sur ce procès absurde (sinon pour rappeler que ce collègue a heureusement été acquitté). Je voudrais toutefois souligner un point : le recteur de son académie lui a adressé une lettre pour « fortement condamner de tels propos indignes de vos fonctions et des missions que vous exercez en votre qualité d’agent de l’État ».
Selon ce juriste, Bernard Beigner, « l’indépendance garantie aux enseignants-chercheurs dans l’exercice de leurs fonctions […] ne saurait à l'évidence autoriser de tels débordements de nature à porter atteinte à la dignité ou au respect dû à la fonction dont est investi le Premier ministre chargé de diriger l'action du gouvernement et disposant de l’administration à laquelle vous appartenez. » Pourquoi ce rappel à l’ordre n’a-t-il pas fait scandale en France ? C’est que la liberté d’expression, même pour les universitaires, y est devenue secondaire.
Sans doute, par rapport à nos collègues turcs, sommes-nous protégés. D’ailleurs, si nous avons le luxe de pouvoir soutenir de l’extérieur les victimes de la répression en Turquie, et en l’occurrence nos collègues universitaires et chercheurs, c’est grâce aux privilèges relatifs de notre position. Mais j’ajoute que, bon gré mal gré, nous sommes embarqués dans la même histoire : la dérive autoritaire n’a rien d’exotique, hélas. Sans être à la même place, et en dépit d’une inégale exposition à des risques de persécution, nous sommes donc solidaires.
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Ce texte sera publié dans le n° 74 de la revue Pratiques, les Cahiers de la médecine utopique, consacré aux « Solidarités dans le soin » (à paraître en juillet 2016).