En 2016, l’économie allemande a connu sa plus forte croissance depuis 2011 (+1,9%) : l’institut fédéral de statistiques (Destatis) l’a confirmé le 12 janvier. Les exportations qui font sa richesse n’en sont pourtant pas la cause. Outre l’augmentation de la consommation intérieure, l’Allemagne doit cette poussée à la hausse des dépenses de l’État (+4,2%), la plus importante depuis 1992, au lendemain de la réunification. Au pays de la rigueur budgétaire, on peut parler d’un « véritable plan de relance ». C’est que 20 milliards d’euros ont été dépensés pendant l’année pour accueillir 1,1 million de migrants fuyant la Syrie qui sont venus accroître la population en la rajeunissant. N’allons pas croire pour autant qu’Angela Merkel endette son pays : en 2016, l’excédent budgétaire atteint presque le même montant. Bref, le pari de l’ouverture aux demandeurs d’asile s’avère économiquement payant.
Le plus remarquable, c’est que ce succès remarquable n’est guère remarqué, du moins à l’étranger. Et ceux qui y prêtent attention, le plus souvent, font la fine bouche (les chiffres sont trompeurs, ça ne va pas durer, c’est uniquement parce que la population allemande est vieillissante, etc.), à moins d’ironiser : vous voyez bien qu’il ne s’agit pas de générosité ; c’était un calcul cynique ! On disait hier que l’Allemagne n’avait pas les moyens de sa politique d’accueil ; on découvre aujourd’hui qu’elle en est bénéficiaire. De toute façon, Angela Merkel a eu tort. La preuve ? Depuis, sous la pression de ses adversaires et surtout de ses alliés politiques, elle a reculé. Elle renonce à répéter son mantra : « Wir schaffen das ! » (« Nous le faisons ! »). Il n’est donc toujours pas question de l’imiter.
Dans l’entretien qu’il accorde le 16 janvier à deux journaux conservateurs, le vénérable Times anglais et le tabloid allemand Bild, à quelques jours de son investiture, Donald Trump ne tient aucun compte de ces statistiques favorables. Il réitère sa critique d’Angela Merkel : elle a commis « une grave erreur », et même « une erreur catastrophique ». Et de transposer la logique qu’il a mise en avant pour financer un mur à la frontière entre le Mexique et les États-Unis : « Nous aurions dû créer des zones de sécurité en Syrie. Cela aurait coûté moins cher. Et les États du Golfe auraient dû payer, parce qu’après tout, ils ont plus d’argent que quiconque. » Autrement dit, l’homme d’affaires états-unien refuse de voir la politique d’immigration allemande comme un investissement ; pour lui, elle représente seulement une dépense. Il songe au coût, pas au bénéfice.
C’est qu’au fond il ne s’agit plus d’économie. « Nous ne voulons pas de gens qui viennent de Syrie sans savoir qui ils sont. Vous savez qu’il n’y a pas moyen d’effectuer des contrôles sur ces gens » – ces « contrôles extrêmes » (« extreme vetting ») que le nouveau président promet aux musulmans. C’est ainsi qu’il interprète d’ailleurs le Brexit. Bien sûr, il évoque la menace terroriste : « Les gens ne veulent pas que d’autres gens arrivent et détruisent leur pays, et vous savez, dans mon pays, nous allons avoir des frontières très fortes. » Toutefois, il y a plus : « Les gens, les peuples veulent leur propre identité ; le Royaume-Uni veut sa propre identité. » Et de conclure : « j’en suis convaincu, s’ils n’avaient pas été forcés d’accepter tous ces réfugiés, en si grand nombre, avec tous les problèmes que ça pose, il n’y aurait pas eu de Brexit. »
Or, en Europe, le Royaume-Uni n’en a accueilli qu’une infime fraction (3% en 2016, contre 66% pour l’Allemagne), moins encore que la France (6%), ce qui en fait un des pays de l’Union les moins ouverts. Mais Donald Trump ne s’embarrasse pas des faits. Certes, tout le monde s’accorde à reconnaître que l’immigration est la cause première du Brexit ; mais ne s’agit-il pas des migrations intra-européennes, et non des demandes d’asile syriennes ? Donald Trump pourrait cependant se réclamer d’un sociologue allemand réputé, Wolfgang Streeck. C’est bien Angela Merkel qui aurait provoqué l’inquiétude des électeurs britanniques : « en entendant parler des politiques d’asile que le gouvernement de Merkel a vendues à l’opinion allemande comme des politiques européennes, ils doivent avoir craint qu’à un moment ou un autre leur pays les adopte à son tour. »
Bref, le problème ne serait pas tant la réalité de l’immigration que sa perception. On connaît les débats sur la distinction entre insécurité et sentiment d’insécurité. Tout se passe comme si « l’insécurité culturelle » effaçait la différence entre la réalité et la perception, entre les difficultés objectives et les craintes subjectives. L’enjeu, ce n’est donc plus l’économie ; c’est ce qu’on pourrait appeler, sans euphémisme, la xénophobie. On en a la confirmation avec le discours de Theresa May le 17 janvier. La Première ministre britannique opte pour le « Brexit dur » : elle préfère ébranler la livre en sacrifiant le marché unique, puisque c’est la condition pour fermer les frontières aux migrants, qu’ils soient européens ou non. On comprend qu’à la différence d’Angela Merkel, elle reçoive le soutien enthousiaste de Donald Trump. Theresa May, comme Donald Trump, choisit de privilégier la xénophobie politique – coûte que coûte.
Depuis des années, on entend dire qu’on ne peut accueillir toute la misère du monde. Et qu’importe si les migrations de toutes sortes se dirigent d’abord vers les pays du Sud, comme le confirme l’exemple syrien. Et qu’importe si les migrants qui arrivent dans les pays du Nord ne sont pas les plus pauvres, loin s’en faut. Reste toujours l’idée qu’il faudrait choisir entre le cœur et la raison, la générosité « droits-de-l’hommiste » et le calcul froid de l’économie. Or, aujourd’hui, avec les résultats de la politique allemande, on devrait prendre conscience que la raison rejoint le cœur : les valeurs d’Angela Merkel se confondent avec l’intérêt bien compris de son pays. Si, politiquement, cela ne change rien, c’est que les passions xénophobes s’opposent à la rationalité économique. Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît pas : nos politiques font le choix de la xénophobie à tout prix. Celle-ci n’est pas déterminée par quelque nécessité économique ; c’est une passion coûteuse, dont on mesure ainsi combien elle est désintéressée.