S’il s’agissait simplement de lutter contre des propos racistes lors des contrôles de police, la question des récépissés ne se poserait même pas. À quoi pourraient servir ces reçus, sinon à faire chiffre ? Le problème de la discrimination n’est pas individuel ; il est systémique.
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Sur la question des récépissés, que réclament des associations pour lutter contre les pratiques discriminatoires lors des contrôles de police, on attendait avec impatience le rapport du Défenseur des droits, Dominique Baudis, rendu public le 16 octobre. En effet, malgré d’évidentes réticences, le ministre de l’Intérieur faisait savoir en juillet que son arbitrage interviendrait seulement après le rapport. Sans doute le Premier ministre n’a-t-il pas eu cette patience : ce n’était « pas la bonne réponse », déclarait-il le 27 septembre pour justifier son renoncement, « je fais toute confiance à Manuel Valls, qui m’a convaincu. » En effet, le Premier flic de France s’était fait le porte-parole des syndicats de police, hostiles à la mesure. Il n’empêche : à défaut d’influer sur le cours des choses, le Défenseur des droits pouvait se targuer d’une autorité symbolique. On pouvait donc se demander s’il allait se contenter d’entériner la décision qu’il était censé informer, ou bien s’il allait prendre le risque de s’y opposer.
Or que dit le rapport ? Ou pour commencer, puisqu’il s’agit de communication : qu’en dit la presse ? Les titres révèlent des interprétations pour le moins divergentes. À en croire Mediapart, « le Défenseur des droits veut une expérimentation des récépissés ». Mais le JDD résume à l’inverse : « Baudis contre les récépissés ». On trouve aussi des lectures intermédiaires – plus proches de celle-ci (pour 20 minutes, « Le Défenseur des droits plaide pour un récépissé a minima »), ou de celle-là (pour La Croix, « Dominique Baudis ouvre des alternatives au récépissé pour les contrôles d’identité »). Dans le doute, on comprend dès lors que le Monde reste dans le vague (« le Défenseur des droits prône un cadre plus strict »), ou que Libération mette en avant une autre mesure (« Baudis prône le retour du matricule »), en renonçant à parler du récépissé (le lien révèle en effet un repentir : « controles-d-identite-baudis-prone-le-retour-du-matricule-et-l-experimentation-pour-les-recepisses »…).
On serait donc tenté de donner raison à la dépêche de presse que reprend le site du Nouvel Observateur : pour ne pas ratifier, ni désavouer les choix du gouvernement, « le Défenseur des droits ne prend pas parti sur le récépissé ». Mais, et ce n’est pas moins important, il ne le dit pas – d’où la confusion. Regardons la conclusion, d’une prudence exemplaire : « Comme on a tenté de l’exposer, la solution du « récépissé », y compris dans sa forme la plus aboutie (Royaume-Uni et États-Unis), ne règle pas au fond le problème des contrôles discriminatoires lorsqu’ils se produisent. En revanche, elle apparaît, par ses seuls effets mécaniques, comme une source de réduction du nombre des contrôles et, par suite, du nombre de contrôles abusifs. » Dans ces deux phrases, pour ou contre, chacun pourra trouver son bonheur. Et Manuel Valls peut se contenter d’emprunter à Dominique Baudis l’idée d’un matricule visible – ou bien est-ce l’inverse ?
Reste que le rapport lui-même raconte une toute autre histoire. À sa lecture, on n’attendait pas l’exemple des États-Unis, où le reçu n’existe nulle part : les données, quand elles sont collectées, ne sont pas accessibles au public. En revanche, le cas espagnol, longuement discuté, disparaît de la conclusion. Citons le rapport lui-même : « L’expérience est considérée comme positive à Fuenlabrada, en Espagne » ; en effet, « les résultats, au regard des statistiques, démontrent qu’en contrôlant deux fois moins, la police est deux fois plus efficace », à peu près également selon qu’il s’agit d’immigrés ou d’Espagnols. Et si « elle a échoué dans un second site pilote en Espagne, Gerone », c’est que « certains officiers » de police « ont considéré que l’introduction des formulaires de contrôle était une mesure punitive », et qu’« ils ont largement diffusé ce point de vue sur l’intranet de la police. »
L’exemple britannique se révèle intéressant – mais pas dans le sens de la conclusion. Comme le note bien le rapport, après 25 ans de récépissés, « les policiers londoniens contrôlent en majorité des personnes blanches, mais il s’avère que si on rapporte les chiffres à la population générale on constate qu’une personne « noire » a 4,5 fois plus de risques d’être contrôlée qu’une personne blanche. »[1] L’inspecteur en chef Carl Lindley le confirme d’ailleurs à Mediapart ; mais peut-on en conclure pour autant, avec le rapport, que cette pratique « ne règle pas au fond le problème des contrôles discriminatoires » ? Ce n’est nullement ce que suggère ce responsable britannique : « Il y a des raisons à ce manque de proportionnalité ». Et d’invoquer l’âge, le lieu de résidence et de travail, la classe, mais aussi la disproportion raciale chez les victimes aussi. Bref, sans reprendre à son compte les propos d’Éric Zemmour justifiant les contrôles au faciès le 6 mars 2010 (« Mais pourquoi on est contrôlé dix-sept fois ? Pourquoi ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes, c’est comme ça, c’est un fait ! »), on n’est pas obligé de considérer toute différence de traitement comme une discrimination. Simplement, ce qui change avec la transparence, c’est qu’il ne suffit pas d’invoquer quelque évidence raciste pour justifier la disproportion : au vu des chiffres, c’est la police qui doit s’expliquer pour échapper au soupçon de racisme.
La conclusion du rapport ne correspond donc pas à son contenu. Faut-il en conclure que le Défenseur des droits refuserait toute forme de récépissé ? Pour le rapport, « le terme de récépissé, fréquemment utilisé dans ce débat, recouvre en fait des procédés et des pratiques très diverses. » Et de consacrer plus de dix pages, avant la conclusion, aux différents dispositifs envisageables (p. 40-50): le « ticket de contrôle anonyme », léger mais peu probant ; « l’attestation nominative », plus détaillée, mais sans enregistrement ; « l’attestation enregistrée », au risque du fichier ; « l’attestation enregistrée sous forme anonyme », à des fins statistiques. La deuxième option, plus efficace que la première, ou la quatrième, moins dangereuse que la troisième, pourraient aisément déboucher sur des propositions. Et le rapport semble l’envisager, puisqu’après avoir posé que « l’expérimentation est une condition requise préalable à toute mise en œuvre générale d’un dispositif de régulation des contrôles d’identités quel qu’il soit », il cite une délibération du Conseil de Paris qui se porte volontaire, et évoque « les maires d’autres communes ».
L’incompréhension de l’exemple britannique, et l’occultation du cas espagnol, ne renvoient donc pas au refus a priori des récépissés. Ce qui est en jeu, ce sont les critères mobilisés dans ces deux pays. Le rapport le dit d’ailleurs très clairement : « Il faut préciser d’emblée que les modèles de référence de Londres et de Fuenlabrada ne sont pas transposables à l’identique dans notre environnement juridique. » Pourquoi ? D’un côté, l’Espagne retient un critère de nationalité ; or c’est « une donnée sensible » pour la loi « informatique et libertés » de 1978. Il faut donc justifier de sa pertinence, qui n’a rien d’évident : la demande de récépissés « ne vise pas prioritairement à établir que les étrangers feraient l’objet de contrôles discriminatoires. Au contraire si l’on peut dire, le discours dominant consiste à déplorer que de jeunes citoyens français, pourtant égaux en droit, fassent l’objet d’un traitement discriminatoire à raison de leur apparence physique. Le « modèle espagnol » est par conséquent inapproprié. » Bref, le problème serait racial, et non national.
D’un autre côté, « les pratiques observées notamment au Royaume-Uni qui permettent de mesurer l’occurrence des contrôles en fonction des groupes ethniques ou raciaux ne sont pas transposables en France où les collectes de données à caractère ethnique ou racial contreviendraient aux principes constitutionnels. » Et de rappeler, non seulement une décision du Conseil constitutionnel du 15 novembre 2007, mais aussi « l’opposition de principe du Défenseur des droits à tout ce qui pourrait d’une manière ou d’une autre s’apparenter à des statistiques ethniques, position également partagée par la CNIL et la CNCDH. Le « modèle anglo-saxon » de comptage ethnique est par conséquent inenvisageable. » On devine, avec le mot « anglo-saxon », pourquoi l’Espagne disparaît de la conclusion, alors qu’apparaissent les États-Unis aux côtés du Royaume-Uni.
Mais surtout, on voit se refermer un cercle qui n’est guère vertueux : si le modèle espagnol ne convient pas, c’est qu’il parle de nationalité, et non d’apparence physique ; et si le modèle britannique doit être rejeté, c’est qu’il parle de race. En France, ne serait-il pas éclairant de conjuguer les deux ? Il serait utile de savoir combien de Noirs et d’Arabes il faut contrôler pour trouver un étranger sans-papiers… Et à l’inverse, pour rester dans la logique que rappelle le rapport, on saisirait mieux comment des Français non-Blancs ont le sentiment d’être traités, dans leur propre pays, comme des étrangers, renvoyés en raison de leur couleur de peau, ou de leur apparence, à une origine ineffaçable. Quant au risque, souvent invoqué par les adversaires des « statistiques ethno-raciales », d’instrumentalisation d’un fichier policier à des fins racistes contre les minorités racialisées, on remarquera seulement qu’il semble aujourd’hui davantage émouvoir les syndicats policiers accusés de discriminations que les associations qui luttent contre elles…
On comprend mieux pourquoi ce rapport n’a pas été compris. S’il s’est révélé incompréhensible, médiatiquement, c’est qu’il est pris dans une contradiction politique : lutter contre les discriminations raciales, mais sans jamais reconnaître qu’il sera impossible d’établir la discrimination à l’œuvre dans les contrôles (consciemment ou pas), dont se font l’écho les associations sans compter, d’une manière ou d’une autre. En effet, s’il s’agissait simplement de lutter contre des propos racistes, la question des récépissés ne se poserait même pas. À quoi pourraient servir ces reçus, sinon à faire chiffre ? Le problème de la discrimination n’est pas individuel ; il est systémique. Il ne s’agit pas d’affirmer, bien entendu, que ces pratiques discriminatoires sont le fait de tous les policiers, ni même d’une majorité ; mais il suffit d’une minorité pour que la majorité des « jeunes » soit confrontée à cette expérience. Et c’est en fermant les yeux, collectivement, sur cette réalité, qu’on lui donne sa dimension systémique. La stratégie des syndicats est donc à courte vue : pour protéger quelques-uns, ils font peser la responsabilité sur tous les policiers.
Faute d’en prendre acte, le Défenseur des droits s’avère inaudible. S’il finit par renvoyer dos-à-dos contrôlés et contrôleurs (« contrôle au faciès disent les uns, préjugés « anti-flics » disent les autres »), sans se prononcer sur les « éventuels aspects abusifs », pour seulement déplorer « l’ampleur des malentendus entre les forces de sécurité et les responsables associatifs, ainsi que la perplexité des acteurs politiques face à cette incompréhension », ce n’est pas seulement par prudence politique ; c’est pour ne pas voir ce que tout le monde sait bien : le problème des discriminations est structurel. Pour les combattre, on peut choisir de s’appuyer sur des catégories explicitement racialisées (toujours fondées, bien sûr, sur l’auto-identification), ou bien préférer des indicateurs indirects (le pays de naissance des parents, le quartier de résidence, etc.) ; mais d’une manière ou d’une autre, ce qu’on vise, c’est l’expérience de la discrimination fondée sur l’apparence. Et comment objectiver ce sentiment subjectif ? Les récépissés en seraient un instrument privilégié.
On ne peut donc que sourire lorsque le Défenseur regrette « qu’aucune enquête scientifique et approfondie n’ait été réalisée par un organisme indépendant au niveau national avec des distinctions entre zones urbaines et périurbaines, entre contrôles aléatoires menés dans des lieux publics et contrôles menés dans les quartiers sensibles, ou encore, entre contrôles sur réquisitions des procureurs de la République et contrôles administratifs, entre contrôles « pertinents » et contrôles n’ayant donné lieu à aucune interpellation. » Les récépissés, ce serait en effet le matériau premier de l’enquête qu’il appelle de ses vœux : il suffirait qu’un volet en soit envoyé à une autorité indépendante – comme le suggère l’association Stop le contrôle au faciès. Il est vrai que la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité (HALDE) a disparu, absorbée par… le Défenseur des droits.
[1] C’est bien le rapport qui, dans la même phrase, assortit le mot « noir » de guillemets, mais pas blanche.