Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. Dans les médias, l’absence de Vincent Peillon a fait oublier la présence de Marine Le Pen face à Éric Besson le 14 janvier sur France 2, dans l’émission « À vous de juger » – et c’est bien dommage.
On comprend certes la réaction des responsables de France Télévisions, qui se découvrent à cette occasion une vigilance démocratique sans faille : le PDG, Patrick de Carolis, affirme ainsi dans une lettre au Parti socialiste que ce « boycott menace le fonctionnement même du débat démocratique dans les médias audiovisuels, qu’ils soient publics ou privés », tandis que Patrice Duhamel, directeur général, déclare avec une détermination exemplaire : « Le service public ne se laissera pas manipuler. » Et d’ajouter, faisant la preuve d’une conscience historique aveuglante : « De mémoire de responsable des médias, ça doit faire vingt ou trente ans que je n'ai pas entendu une telle énormité. » En revanche, à ce jour, ces responsables n’ont pas encore réagi aux attaques répétées de l’Élysée contre « l’imprudence coupable » des reporters de France 3 retenus en otages en Afghanistan.
Quant au débat lui-même, on n’en trouve guère de commentaires dans les médias : on pourrait croire qu’il n’a pas eu lieu. Le communiqué de Vincent Peillon invitait pourtant à le regarder autrement : « Que monsieur Besson, madame Le Pen et madame Chabot restent entre eux. » C’était poser la question essentielle : quelle est la différence entre la politique d’identité nationale et d’immigration menée par le gouvernement et l’idéologie du Front national ? Le SNJ-CGT de France Télévisions s’en était inquiété avant l’émission : un débat entre « la représentante de l'extrême droite et celui qui banalise ses idées ne peut que mal tourner ». En même temps, leur confrontation devrait contraindre l’un et l’autre à se démarquer, ou sinon à se démasquer. Or, étrangement, cette question semble n’intéresser plus personne dans les médias : il s’agirait selon Libération d’un « débat brouillon », « au ras des pâquerettes » à en croire RTL, et qui ne rencontrerait pas, juge Le Figaro, « l’intérêt des Français ».
La défection de Vincent Peillon le 14 janvier a également fait oublier celle d’Éric Besson face à Marine Le Pen : celui-ci avait préféré renoncer au débat sur l’identité nationale prévu la veille à Liévin, et annulé en conséquence. Sans doute le ministre avait-il alors déclaré : « Je m’en fiche de ce qu’elle dit, de ce qu’elle pense, de ce qu’elle fait. » Mais il n’en reste pas moins que ce ministre, qui se targue de « prendre un pied fabuleux » dans l’exercice de ses fonctions, avouait alors que les questions sur son adversaire du Front national le « gonflent prodigieusement ». C’est qu’il est plus commode de se présenter comme le rempart contre l’extrême droite en son absence qu’en sa présence : confronté à Marine Le Pen, il lui faut choisir – l’imiter, ou s’en démarquer ?
Lors du débat, la dissymétrie est frappante entre les deux contradicteurs. D’un côté, sans s’intéresser aux débats concernant l’identité nationale ou la burqa, la représentante du Front national attaque le ministre sur sa politique, en citant des chiffres d’immigration, de naturalisations, de régularisations – pour en conclure non seulement que ce total serait élevé, mais surtout qu’il n’aurait pas baissé depuis 2005. D’un autre côté, le ministre contre-attaque (« je vous trouve gonflée ! »), en particulier sur l’absentéisme de la députée au Parlement européen – mais en évitant de répondre sur sa propre action. Et quand il ironise sur le « fonds de commerce » que serait l’immigration pour le Front national, sa vice-présidente a beau jeu de lui reprocher cet « aveu » : « vous considérez que l’immigration est un fonds de commerce… ». Éric Besson est bien forcé de le nier : pas question d’abandonner ce terrain à Marine Le Pen...
C’est pourquoi le ministre est condamné à des attaques « personnelles », inégalement élégantes, qui le dispensent de répondre sur le fond – comme son adversaire ne cesse de le souligner. La présence du Front national le contraint en effet à renoncer au double jeu qui a si bien réussi à Nicolas Sarkozy : dire une chose et son contraire, sans jamais devoir s’en justifier. Et l’absence de Vincent Peillon, à l’heure où le Parti socialiste commence à faire entendre sa voix sur ce sujet, le prive du rôle d’arbitre occupant le « juste milieu » entre les extrêmes. Dans un premier temps, Éric Besson se réjouit ainsi de « la fin du monopole » du Front national, en matière d’immigration et d’insécurité : « Nicolas Sarkozy, en campagne, s’est emparé » de ces thèmes ; mais c’est pour ironiser dans un second temps : « votre père n’a parlé quasiment que d’immigration et d’insécurité pendant la campagne de 2007 ».
Le problème, c’est que face à Marine Le Pen, ce double langage perd son efficacité : l’ambiguïté trahit la contradiction. Éric Besson revendique une politique « généreuse et ferme » ? Au contraire de ses critiques de gauche, c’est sa générosité que l’extrême droite lui reproche : n’aime-t-il pas à se vanter que la France serait championne d’Europe en matière d’asile, et que les naturalisations s’y multiplient ? En retour, Éric Besson n’ose plus se démarquer, sous peine de donner raison à son adversaire : dès lors, il s’emploie donc à démontrer que, tout compte fait, et quoiqu’on en dise, la politique qu’il mène au gouvernement n’est pas si « généreuse ».
L’exemple le plus frappant concerne les régularisations : selon Marine Le Pen, on en aurait compté 20 000 l’an dernier. C’est le seul chiffre que la députée européenne n’emprunte pas à Éric Besson lui-même. En fait, il lui vient d’un article publié en décembre dans Le Monde, et largement repris dans les médias et sur internet : « Plus de 20 000 sans papiers régularisés en 2009 » ! Ce chiffre serait occulté : « communiquant volontiers sur les interpellations et reconduites à la frontière de sans-papiers […], le ministre est toujours resté muet sur la question des régularisations, hormis celles accordées au titre du travail. »
Éric Besson s’avérerait donc moins « ferme » qu’il ne veut bien le faire croire. Mais on peut s’interroger : n’est-ce pas, de sa part, une manière plus subtile de communiquer, par l’intermédiaire des journalistes, sans leur communiquer de chiffres ? Marianne cite en effet le ministre, au moment de le présenter comme « l’homme le plus haï de la République » : « Moi aussi je régularise, mais je ne le rends pas public pour éviter le fameux appel d’air. » Éric Besson serait l’exemple même de la vertu républicaine, qui choisit la responsabilité au prix de l’impopularité. Comme il l’avait déjà expliqué dans Libération en octobre, « la France est généreuse mais ne le revendique pas. »
Daniel Schneidermann s’y laissera prendre, en s’appuyant sur l’article du Monde : « Pourquoi les médias consacrent-ils moins d’espace à ces régularisations qu’aux expulsions ? Parce que c’est moins polémique et spectaculaire, certes. Mais aussi parce que le gouvernement le souhaite ainsi. » Bref, « en gros, le gouvernement mène la même politique que tous ses prédécesseurs depuis des décennies : des régularisations au cas par cas, pour faire baisser la pression. D’un côté, il y a signal fort. De l’autre, rien ou presque (des confidences au Monde, tout de même, qui tient bien ses statistiques du ministère de l’Immigration). Cette pratique de la ventriloquie dit tout du sarkozysme. Sa bouche hurle à la droite, pendant que son ventre murmure à la gauche. »
Or loin de démasquer l’hypocrisie d’Éric Besson, le journaliste reprend ici à son compte son argumentation : « Je fais la même politique que Chevènement ». Encore le ministre avait-il pris le soin de préciser en octobre, dans le même entretien : « La notion même de régularisation n’est pas facile à définir. Certaines personnes ont un droit au séjour en application de la loi, et leur attribuer un titre de séjour n’est que la reconnaissance de ce droit. Dans d’autres cas, notamment humanitaires, l’administration fait une application bienveillante de la loi, et le terme de régularisation semble plus justifié. » Pour arriver à 20 000, Le Monde devra donc renoncer en décembre à cette distinction entre la règle de droit et l’exception administrative – en incluant « les cartes de séjour délivrées pour ‘liens personnels et familiaux’ ». Encore une fois, c’est reprendre le discours du gouvernement, qui transforme « l’immigration de droit » en « immigration subie ».
Ce chiffre est partout repris, sans être jamais interrogé – jusqu’au débat télévisé du 14 janvier. Pour Éric Besson, confronté à Marine Le Pen, l’heure n’est plus aux protestations de générosité.Le voici obligé de communiquer publiquement sur les chiffres. C’est d’ailleurs le seul point sur lequel il réponde clairement. Il y aurait seulement « 6 000 » régularisations – et encore, en comptant celles qui sont de droit : « 3000 au titre du travail, article 40 de la loi du 20 novembre 2007, donc j’applique la loi, je suis un républicain, et 3000 pour raisons humanitaires. » Marine Le Pen s’étonne de ce chiffre, jamais apparu jusqu’alors : « il est sorti de votre chapeau ? » Éric Besson répond : « Il est sorti des statistiques de mon ministère. » Bref, la France n’est pas généreuse, et elle le revendique enfin. Or ce point n’est repris nulle part dans la presse ; seuls les sites d’extrême droite y font référence, mais c’est pour les démentir… en s’appuyant sur l’article du Monde ! Il faudra attendre que le ministre lui-même y revienne dans sa conférence de presse le 18 janvier : le chiffre finira-t-il par intéresser ?
Comment expliquer, de la part de journalistes pourtant critiques, le relais accordé hier à la « générosité » supposée du ministre – et aujourd’hui, à l’inverse, le refus de faire écho à sa « fermeté » revendiquée ? Deux hypothèses se présentent à l’esprit. La première découle de la dévaluation de la parole gouvernementale : à force d’entendre des contre-vérités, les journalistes n’écoutent plus le ministre. À l’inverse, toute révélation venant contredire la vérité officielle leur paraît crédible, a priori. C’est ce qu’on pourrait appeler le syndrome « désintox », du nom d’une rubrique du journal Libération née de ce climat de méfiance généralisée. Le ministre pourrait bien l’avoir compris : en donnant aux médias l’illusion de le prendre en défaut, il leur soufflait les termes de sa communication. Son parcours le suggère : Éric Besson n’ignore rien des ruses de « l’agent double »…
Seconde hypothèse : nombre de journalistes préfèrent croire qu’au fond, la politique actuelle n’est pas si différente des politiques antérieures. Sans doute les aggrave-t-elle ; mais la plupart hésitent à parler de « rupture », alors même que c’est le langage hautement revendiqué par le président lui-même. Il est vrai que cette hésitation est partagée par beaucoup de Français. Toutefois, les journalistes sont confrontés à une difficulté particulière : comment continuer de travailler normalement, s’ils devaient reconnaître que leurs conditions de travail n’ont plus grand-chose de normal ? Convient-il de traiter de politique comme si de rien n’était, c’est-à-dire comme si les « dérapages » à répétition ne révélaient pas la vérité ultime du régime ? Mais à l’inverse, il faudrait se demander sinon quel sens on prétend donner au duel entre le ministre de l’identité nationale et la vice-présidente du Front national. Et si l’on venait à prendre au sérieux la réalité de la menace démocratique, il faudrait aussi s’interroger sur la responsabilité des médias dans la résistible ascension du régime sarkozyen.