Sur les mobilisations antiracistes qui enflent dans le monde entier, le président de la République, d’ordinaire si loquace, n’avait pas encore dit un mot publiquement. Dimanche 13 juin, quand il prend enfin la parole, c’est pour faire la leçon à ce nouveau mouvement social qui réveille politiquement la France après la torpeur domestique du confinement : « ce combat noble est dévoyé lorsqu’il se transforme en communautarisme, en réécriture haineuse ou fausse du passé. Ce combat est inacceptable lorsqu’il est récupéré par les séparatistes. » Emmanuel Macron choisit donc de s’en prendre, non pas au communautarisme des Identitaires blancs qui bénéficient d’une complaisance coupable, non pas à la réécriture de l’histoire d’un Éric Zemmour qui s’emploie à réhabiliter Vichy, mais au renouveau antiraciste.
Il reprend ainsi le lexique de Valeurs actuelles et de Causeur, du Point et de Marianne. Aujourd’hui, c’est l’extrême droite qui prétend incarner la République ; et c’est contre le communautarisme supposé des minorités qui revendiquent l’égalité. Loin de se démarquer de cette rhétorique, le président la reprend à son compte. Sans doute dira-t-on qu’il récuse le racisme. Mais pour la plupart, les racistes ne se disent pas racistes. Bien au contraire : le 11 juin, c’est Marine Le Pen qui semonçait Marion Maréchal : « Se mettre sur un plan racial, c’est tomber dans un double piège. Celui des indigénistes, des racialistes, alors qu’il faut rester sur un plan républicain. C’est aussi tomber dans le piège de l’américanisation, alors que rien ne se construit, en France, en fonction de communautés ».
Pour Emmanuel Macron, l’antiracisme est donc suspect de communautarisme dès lors que des Noirs et des Arabes en sont le moteur. Si l’on veut comprendre ce qui est en train de se passer, il est donc important de commencer par écarter toute cette rhétorique faussement républicaine, et de regarder la réalité. Depuis des années, le mouvement antiraciste était traversé par une fracture raciale. D’un côté, les associations historiques continuaient de revendiquer leur universalisme ; mais, dans leurs rangs, elles comptaient trop peu de victimes du racisme ; de l’autre, les collectifs issus des banlieues étaient taxés de communautarisme, parce qu’ils réunissaient surtout des personnes racisées.
Or que se passe-t-il aujourd’hui ? Premièrement, le mouvement antiraciste qui perdait du terrain réussit à mobiliser très largement – malgré les menaces qui pèsent sur de telles manifestations. La Préfecture de police n’avait pas anticipé le succès de la manifestation du 2 juin devant le Tribunal de Paris ; le 13 juin, elle a donc annoncé des chiffres dérisoires, que les médias ont repris sans sourciller. Deuxièmement, ce mouvement est issu des quartiers populaires. C’est qu’il est lié à une expérience sociale du racisme au quotidien, et à des mobilisations de terrain à partir de cas de violences policières. Troisièmement, aujourd’hui, ce mouvement ne se cantonne pas dans les banlieues ; il se manifeste au cœur de Paris, place de la République. Quatrièmement, si des personnes appartenant aux minorités raciales en sont les instigatrices, puisqu’elles sont concernées au premier chef, c’est toute une jeunesse, de toutes les couleurs, qui converge dans le refus du repli.
Bien sûr, la Préfecture de police a tenté de discréditer tout ce mouvement en exploitant une vidéo de Valeurs actuelles où l’on entend le 13 juin quelqu’un crier, contre les suprémacistes blancs qui provoquent les manifestants : « Sales juifs ! » Or il faut écouter la réponse d’Assa Traoré, en pleine manifestation : « si des propos antisémites ont été tenus aujourd’hui, on est tous chrétiens, on est tous juifs, on est tous musulmans, on est tous toutes les religions, on est tous français ». Bref, l’antiracisme du comité Adama Traoré, et au-delà des dizaines de milliers de personnes mobilisées, n’en déplaise à l’extrême droite, à la préfecture de police et au président de la République, n’est en aucune façon un racisme à l’envers.
Pour l’antiracisme, et pour la gauche, c’est une opportunité historique qu’il s’agit de saisir : les vénérables associations peuvent aujourd’hui renouer avec la jeunesse et avec les quartiers populaires. C’est d’autant plus important que notre jeune président s’adresse à un électorat vieillissant, en jouant comme toujours sur les peurs. J’avais naguère qualifié Assa Traoré de « sœur Courage » ; c’est bien le courage en effet qui définit ce mouvement, malgré les menaces et les violences. Mais aussi, avec la jeunesse, se dessine désormais une politique qui transforme la colère en espoir contre le régime de la peur qu’instaure le président de la République.

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Cette tribune a été publiée, sous le titre « L’espoir contre la peur », mardi 16 juin dans L’Humanité.
Voir aussi deux textes qui l’ont précédée (tous deux en accès libre).
D’abord, mon entretien publié le vendredi 12 juin sur le site des Inrocks : « Le président de la République attise l’anti-intellectualisme ». Il débute ainsi : « Quel est le problème qui se pose aujourd’hui avec urgence ? Quand on voit les mobilisations dans le monde entier, il est clair qu’il s’agit du racisme. Et le catalyseur, ce sont les violences policières. Autrement dit, la responsabilité des pouvoirs publics est engagée. Or le président retourne le problème : pour lui, le problème urgent, ce ne sont pas les pratiques racistes, jusqu’au cœur des institutions de la République ; ce sont celles et ceux qui les dénoncent. Au fond, c’est toujours la même démarche : s’en prendre aux lanceurs d’alerte pour s’aveugler à la réalité du problème. »
Voir encore ma tribune « Le régime de la peur », publiée sur le site de Regards dimanche 14 juin, en particulier cet extrait : « Ce choix de l’aveuglement dessine une politique visant à faire passer à marche forcée vos réformes néolibérales. En premier lieu, vous jouez sur la peur des électeurs, et surtout des plus âgés, qu’il s’agisse d’immigration ou d’ordre public : avec cette politique qu’on peut dire « insécuritaire », tant elle produit le sentiment d’insécurité qu’elle prétend combattre, vous faites concurrence à l’extrême droite ; mais c’est elle qui en récoltera les bénéfices, et non vous qui prétendez faire barrage contre elle. Deuxièmement, avec la répression brutale contre les mouvements sociaux, vous tentez d’instiller la peur ; décourager ainsi de manifester, c’est une politique d’intimidation. Vous avez peur de la jeunesse, et vous la réprimez ; vous avez peur de la police, et vous capitulez. Votre régime de la peur fait peur pour la démocratie ; c’est un régime inquiétant.
Ce régime de la peur, il dit d’abord votre peur. Monsieur le Président, vous avez peur de votre jeunesse. Celle-ci n’est pas gagnée par le cynisme désabusé des élites médiatico-politiques, qui finissent par s’accommoder de tout et par accepter n’importe quoi ; elle est prête à se mobiliser pour des causes comme le racisme – quelle que soit sa couleur ou son origine. Mais au lieu d’entendre sa protestation contre la dérive anti-démocratique de votre régime, vous n’y voulez voir qu’un symptôme d’angoisse. Bref, vous tentez de la psychologiser pour mieux la dépolitiser.
Et ce n’est pas tout. Monsieur le Président, vous avez peur de votre police. C’est que vous en avez besoin pour imposer votre politique. Tout le monde l’a bien compris lorsqu’à la veille des mobilisations contre la réforme des retraites, les forces de l’ordre ont obtenu d’être épargnées : elles conservent leur « régime spécial » pour mieux réprimer dans la rue l’opposition à un projet prétendument universel. Votre peur est incarnée par le ministre de l’Intérieur qui recule à chaque fois que les syndicats de policiers élèvent le ton. Le contraste avec la campagne médiatique lancée par le ministre de l’Éducation contre les professeurs « décrocheurs » est frappante : Christophe Castaner est le ministre des policiers ; à l’évidence, Jean-Michel Blanquer n’est pas celui des enseignants. »