Dans les années 1970, la pensée antitotalitaire s’est développée, à gauche, en réaction contre l’idéologie communiste. Alors que la rhétorique révolutionnaire affichait son mépris pour les libertés « formelles », il s’agissait en réaction de prendre au sérieux la démocratie. Dans les années 1980, le discours républicain est venu compléter cette remise en cause idéologique en préférant à la « lutte des classes » un modèle fondé sur l’unité de la nation, soit une citoyenneté également partagée par tous les Français. Le consensus politique qui a prévalu depuis lors repose donc sur la convergence entre les libertés démocratiques et la citoyenneté républicaine.
Or ces deux piliers de l’identité politique française sont de plus en plus menacés depuis le début des années 2000, et plus encore depuis l’élection présidentielle de 2007. Pour autant, les hérauts de l’antitotalitarisme ainsi que de la République restent étrangement silencieux devant ces nouvelles menaces. André Glucksmann ou Bernard Kouchner d’un côté, Jean-Pierre Chevènement ou Max Gallo de l’autre, ne dénoncent pas les atteintes aux libertés publiques. Il serait trompeur d’attribuer leur mutisme au seul vieillissement ; c’est plutôt qu’ils sont mal équipés, idéologiquement, pour résister aux égarements présents.
D’un côté en effet, c’est la question des étrangers qui suscite aujourd’hui les plus grandes infractions aux droits de l’homme dans notre pays. Ainsi, la politique visant à réduire l’immigration dite « subie » porte essentiellement sur le regroupement familial et les mariages binationaux. Le droit à la vie privée et le droit de vivre en famille sont de plus en plus conditionnels (soumis à des conditions de revenu, de langue, etc.) : ce sont donc de moins en moins des droits. Qui s’en indigne encore ? Mais n’est-ce pas que l’idéologie républicaine de la citoyenneté repose précisément sur le partage entre Français et étrangers ?
D’un autre côté, les « droits-de-l’hommistes » sont tout aussi muets – alors même que leur antitotalitarisme semblerait devoir les sensibiliser aux dérives actuelles. Où sont les chantres de la démocratie, à l’heure où la démocratie est menacée ? En tout cas, ce n’est pas de leurs rangs que vient la comparaison avec les années 1930 – nonobstant l’héritage des combats antifascistes. C’est peut-être qu’aujourd’hui la lutte contre l’immigration est menée au nom de la démocratie. La politique de l’identité nationale ne se réclame-t-elle pas de l’universalisme pour refuser l’entrée à ceux qui, par leur culture et leur religion, mettraient en péril notre tradition de liberté et d’égalité ?
On peut comprendre ainsi l’obsession de « l’islamo-fascisme », qui serait devenu l’ennemi principal non seulement dans les pays musulmans, mais jusque dans nos sociétés : c’est entretenir l’illusion rassurante que les menaces pesant sur la démocratie nous sont étrangères. « Républicains » et « démocrates » peuvent ainsi se croire vigilants, alors même qu’ils s’aveuglent aux glissements progressifs de la République et de la démocratie en France.
Leur aveuglement est d’autant plus frappant que le prix à payer, pour maintenir la frontière entre « eux » et « nous », ce n’est pas seulement la répression contre « eux », mais aussi contre ceux d’entre « nous » qui s’en font les complices. Il ne s’agit pas seulement de dommages collatéraux, comme on pourrait le penser dans le cas des conjoints français d’étrangers ; on le voit bien avec le délit de solidarité, qui vise délibérément ceux qui manifestent leur soutien aux étrangers.
C’est bien pourquoi la répression durcit aujourd’hui en matière d’outrage : l’autorité de l’État repose sur sa légitimité démocratique. Ceux qui lui demandent des comptes, au nom de la démocratie, en menacent donc les fondements. Aussi toute comparaison de la politique d’immigration actuelle avec les heures sombres de l’histoire française est-elle exposée à des poursuites, comme si, en démocratie, il était antidémocratique de s’interroger sur le caractère démocratique du pouvoir en place.
Prenant le relais des discours républicain et antitotalitaire défaillants, il importe en réponse de mettre à l’épreuve nos droits et nos libertés dans la pratique, en testant leurs limites, dans nos discours et dans nos actes. Le risque est en effet que l’on s’habitue, par prudence, à ne pas les exercer. Ce qui naguère encore nous paraissait acquis ne va plus de soi – l’actualité nous le rappelle chaque jour. Or la démocratie ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.
N.B. : Ce texte vient de paraître dans Témoignage chrétien, qui l'a sollicité pour un dossier sur le thème : "Les libertés publiques sont-elles menacées?"