La confusion entre vies publique et privée est bien le révélateur du sexisme antiparitaire ; en même temps, il ne faudrait pas qu’un mélodrame bourgeois aux accents de café-théâtre nous fasse oublier la tragédie grecque.
La tribune sur le Twittergate qui s’achève ainsi a paru dans Le Monde daté du 22 juin (sous le titre : « Un drame burlesque qui révèle l’ampleur du sexisme antiparitaire »). Toutefois, sans mon aval, la référence à la Grèce (en miroir d’un texte de Michel Feher) avait été coupée.
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Dans le scandale déclenché le 12 juin par le fameux tweet, où est le problème ? Certes, nul ne peut plus l’ignorer : au moment où François Hollande rendait public son soutien à Ségolène Royal, arrivée en tête à La Rochelle au premier tour des élections législatives, Valérie Trierweiler s’est engagée en faveur d’Olivier Falorni, dissident socialiste qui allait l’emporter au second. Depuis, chacun s’accorde à dénoncer la confusion entre vie publique et sphère privée dont le candidat « normal » prétendait nous délivrer après cinq années de reality show : c’est d’abord le nouveau président qui, pour le seul bénéfice de la mère de ses enfants, a fait une entorse à la règle qu’il s’était fixée de ne pas intervenir dans les élections ; en retour, passions publiques et privées se sont ostensiblement mêlées dans la communication de la journaliste de Paris-Match.
Celle que François Hollande avait qualifiée de « femme de sa vie » (dans Gala, où le couple partageait en 2010 la couverture avec Jennifer Aniston…) semble en effet mettre en scène sa rivalité avec la femme politique qui avait accompagné la vie du futur président pendant deux à trois décennies. C’est valider une autre couverture, dans le magazine Elle du 25 mai : « Première dame contre première femme ». N’est-ce pas un soap opera que nous impose aujourd’hui Valérie Trierweiler (voire, à son corps défendant, François Hollande) ? Du coup, c’est le monde à l’envers : on se surprend à apprécier l’analyse d’Éric Ciotti, pour qui « le vaudeville est entré à l’Élysée », l’humour de Nadine Morano, quand elle ironise sur Twitter : « vous regretterez Carla », et la lucidité de Marine Le Pen, lorsqu’elle dénonce un « sarkozysme de gauche »…
Encore vaut-il la peine d’expliciter en quoi une telle confusion nous paraît si scandaleuse. En réalité, le problème n’est pas, comme on le disait volontiers sous Nicolas Sarkozy, la « désacralisation » de la fonction, sauf à nous croire en monarchie. François Hollande n’avait-il pas été élu pour une présidence « normale », « à la scandinave » ? Le problème, ce n’est pas tant le mauvais goût d’un tel éclat, avec son mélange des genres ; ce n’est pas seulement la jouissance un peu honteuse que suscite en nous pareil spectacle, au point d’en redemander.
Le problème, c’est (ou ce devrait être) d’abord le sexisme auquel nous encourage ce drame burlesque. On songe à la « querelle de dentelles » dont se gausse Gilbert Collard, ou à l’éditorialiste du Point qui s’emporte : « que Hollande fasse taire sa femme ! » Les « Guignols de l’info » ont d’emblée donné le ton de la misogynie : une « guerre des miss » avec crêpage de chignon (« il faudrait que François tienne sa bourgeoise ! »), sous le regard d’un mâle réduit à une molle impuissance (« président normal, on sait pas encore, mais ce qui est sûr, c’est que c’est un mari normal ! »). Ainsi, l’affaire nous invite à rire d’un best of du sexisme ordinaire (fût-ce au second degré). Il est vrai qu’il n’est pas si facile d’échapper au piège : à l’inverse, Najat Vallaud-Belkacem nous explique très sérieusement que Valérie Trierweiler s’affirmerait par son geste comme « une femme libre et moderne » ! Reste à espérer qu’une telle analyse ne nourrisse pas l’action de la nouvelle ministre des Droits des femmes…
Ce sexisme d’humeur et d’humour ne doit pas en cacher un autre, qui ne se réduit pas aux « tyrannies de l’intimité » : la victoire d’Olivier Falorni est une défaite de la parité. Le PS avait réservé cette circonscription à une femme : aujourd’hui, quand un sortant laisse la place (comme le maire de La Rochelle qui s’est d’ailleurs opposé avec force à son adjoint dissident), ce ne saurait être à un autre homme. Paradoxalement, pour Olivier Falorni, le « parachutage » de Ségolène Royal, présidente de la Région, aura donc été, non un obstacle, mais une opportunité : au départ, il aurait dû être le suppléant d’une autre femme, Patricia Friou ; à l’arrivée, celle-ci devient sa suppléante – elle a disparu de l’image !
En jugeant que l’adversaire de Ségolène Royal « n’a pas démérité », Valérie Trierweiler ne s’est pourtant pas contentée de reprendre à son compte la rhétorique du mérite, traditionnellement opposée à la parité. Elle a en même temps légitimé l’« engagement désintéressé » d’un homme de gauche élu grâce au soutien actif de la droite. D’ailleurs, l’UMP ne semble guère s’être souciée de sa propre candidate, Sally Chadjaa, une fille d’ouvrier algérien non moins méritante, qui a riposté en refusant de rallier son rival au second tour. Mais si celui-ci a su mobiliser les électeurs de droite et d’extrême droite contre Ségolène Royal, n’est-ce pas aussi qu’il opposait son enracinement local au déracinement supposé du parachutage, soit une forme de « préférence locale » dans la représentation nationale ? Ici, la comparaison avec Éric Besson prend un sens politique : lui aussi, Olivier Falorni incarne « l’homme blanc en colère », dont une femme empêcherait de reconnaître le considérable mérite.
Le sexisme antiparitaire n’est donc nullement apolitique. À La Rochelle, au nom du mérite, comme pendant l’élection présidentielle de 2007, au nom de la compétence, Ségolène Royal en aura été le révélateur. Reste qu’à la faveur du psychodrame domestique débuté mardi, sera passée inaperçue une autre intervention du président français, mercredi, dans la campagne législative… en Grèce. Or c’était pour y soutenir la droite conservatrice, alliée à l’extrême droite, contre la gauche radicale ! « Moi, je respecte le peuple grec. Il décidera ce qu’il voudra », déclarait-il sur la chaîne Mega, à quatre jours des élections. « J’ai conscience que les électeurs doivent avoir la pleine souveraineté, mais »… et de les menacer d’une sortie de l’euro, confortant ainsi la campagne d’Antonis Samaras contre Alexis Tsipras !
Rien ne permet d’affirmer que le tweet de Valérie Trierweiler ait permis l’élection d’Olivier Falorni ; de même, on peut douter que les déclarations de François Hollande aient empêché le succès du parti Syriza. Il n’en reste pas moins que ces deux interventions se font écho : dans les deux cas, c’est appeler à faire le même choix que la droite et l’extrême droite. La confusion entre vies publique et privée est bien le révélateur du sexisme antiparitaire ; en même temps, il ne faudrait pas qu’un mélodrame bourgeois aux accents de café-théâtre nous fasse oublier la tragédie grecque.