À l’heure où l’Amérique latine ouvre des droits reproductifs aux femmes, avec une « marée verte » en Argentine, puis en Colombie et bientôt peut-être au Chili, les Etats-Unis s’apprêtent à revenir en arrière. Quand le mouvement de la « majorité morale » [une organisation politique évangélique] avait porté Ronald Reagan au pouvoir, Margaret Atwood publiait en 1985 La Servante écarlate (Robert Laffont) : ce roman d’anticipation, traduit en 1987 en France, brosse le portrait d’une société rétrograde, contrôlée par un régime religieux totalitaire, qui assigne des femmes à la reproduction.
En 2017, le livre est adapté en série, et la romancière lui donne une suite en 2019 : Les Testaments (Robert Laffont). C’est que la dystopie est toujours d’actualité. Deux visions du monde s’affrontent aux États-Unis. En 1973, l’arrêt Roe v. Wade affirmait le droit des femmes à disposer de leur corps. Mais aujourd’hui, l’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization [l’affaire en cours de jugement devant la Cour suprême dont la presse a récemment révélé le projet de décision qui supprimerait le droit à l’avortement] risque de constituer le corps des femmes en champ de bataille, en substituant à la reconnaissance d’un droit un simple rapport de force. Comment pareille régression est-elle possible ?
En 1954, la Cour suprême des États-Unis annulait de facto sa décision de 1896 : si l’arrêt Plessy v. Ferguson avait justifié la ségrégation raciale (« séparés mais égaux »), l’arrêt Brown v. Board of Education engageait le pays dans la voie de la déségrégation. Aujourd’hui, c’est un autre renversement historique qui s’annonce – mais à rebours de tout progressisme.
Une remise en cause depuis 1973
Depuis 1973, des États s’emploient certes à restreindre le droit à l’avortement ; mais la Cour suprême a toujours préservé l’arrêt Roe; certes, en 1992, Planned Parenthood v. Casey la révise, mais la confirme aussi. Or, la décision attendue, Dobbs, ne se contenterait pas d’entériner les restrictions qu’impose une loi du Mississippi : une majorité des juges iraient jusqu’à voter pour renverser Roe (en même temps que Casey).
Selon le brouillon soumis au vote par Samuel Alito, nommé à la Cour par George W. Bush en 2005, la décision de 1973 constituerait une « erreur flagrante »… au même titre que Plessy v. Ferguson en 1896 ! Certes, l’avortement ne serait pas interdit partout : à chaque État de statuer, mais la moitié d’entre eux le banniraient aussitôt. Beaucoup de femmes n’auront pas les moyens de se rendre dans un État plus libéral ; en outre, le Missouri cherche à criminaliser l’aide à l’avortement même s'il a lieu en dehors de l’État. Bref, l’avortement ne serait plus un droit.
Pour comprendre les enjeux de ce coup de force judiciaire, il convient de rappeler l’histoire. En 1890, le juriste Louis Brandeis définissait un « droit à la vie privée » (« right to privacy ») comme le « droit d’être laissé en paix ». En 1965, la Cour suprême le découvrait, implicite, dans la « pénombre » de la Constitution : dans Griswold v. Connecticut, il est alors appliqué à la contraception, comme un droit à l’intimité.
Tenir compte de l’évolution de la société
Il sera au fondement de la décision de 1973, résonnant alors avec un slogan féministe : « Notre corps nous appartient ». Avant Roe, la mobilisation sociale pour les droits reproductifs avait donc rencontré une évolution de la jurisprudence.
Depuis, les conservateurs n’ont eu de cesse de contester cette décision. Cette campagne est d’abord théorique : la lecture « originaliste », par exemple chez la juge Amy Coney Barrett, nommée par le président Trump en 2020, prétend échapper à l’idéologie en revenant au sens originel des textes.
À ce fondamentalisme judiciaire, la Cour suprême avait pourtant répondu en invoquant le 9e amendement : « L’énumération dans la Constitution de certains droits ne doit pas être interprétée comme en déniant ou en dépréciant d’autres que le peuple conserve. » Autrement dit, la Constitution n’est ni exhaustive ni définitive. La société évoluant, la Cour suprême doit l’interpréter. Sinon, pourquoi ne pas renverser aussi Brown, la décision de 1954 ?
Un enjeu politique
En tout cas, on l’imagine bien, après Roe, ce pourrait être le tour de l’arrêt Obergefell v. Hodges, la décision de 2015 ouvrant le mariage aux couples de même sexe. Les opinions dissidentes de la Cour suprême utilisaient alors la même rhétorique virulente, le juge Antonin Scalia dénonçant « un égotisme prétentieux ». « La nature de l’injustice fait que nous ne la voyons pas toujours en notre temps », expliquait son collègue Anthony Kennedy dans l’opinion majoritaire. « Les générations qui ont écrit et ratifié la Déclaration des droits et le 14e amendement n’ont pas prétendu connaître l’étendue de la liberté dans toutes ses dimensions ; elles ont donc confié aux générations à venir une charte protégeant le droit de toutes les personnes à jouir de la liberté à mesure que nous en apprenons la signification. »
L’offensive théorique est redoublée par une autre, proprement politique. Le juge Alito ne fait que reprendre une antienne conservatrice contre « l’activisme judiciaire » supposé des progressistes : dans Roe, « la Cour a usurpé le pouvoir de trancher une question d’une importance morale et sociale profonde que la Constitution confère sans aucune ambiguïté au peuple ». Bref, elle aurait « court-circuité le processus démocratique ». Et l’argument ne manque pas de poids. Il fait la force des mobilisations conservatrices depuis des décennies : laisser la décision aux Etats, et donc à leurs parlementaires, c’est encourager l’activisme de groupes de pression réactionnaires largement financés par des milliardaires évangéliques ou trumpistes.
Comment peut-on dire que Roe serait une décision politique, et pas Dobbs ? En réaction à la décision de 1973, les nominations à la Cour suprême sont devenues des batailles politiques acharnées, depuis Robert Bork en 1987 et Clarence Thomas en 1991 jusqu’à Ketanji Brown Jackson, qui va succéder au juge Stephen Breyer.
Des suites pour les élections de mi-mandat
L’enjeu en est la majorité politique d’une institution qui a tranché l’élection de 2000, et pourrait le faire à nouveau en 2024, lors de la prochaine présidentielle. Il n’en a pas toujours été ainsi. Sur les neuf juges de Roe, six avaient été nommés par un président républicain, dont cinq ont voté avec la majorité.
Deux décennies plus tard, pour Casey, ce sont encore trois conservateurs présumés dont l’opinion a sauvé Roe. Au contraire, aujourd’hui, pour Dobbs, seuls les juges nommés par des présidents démocrates voteraient contre l’opinion majoritaire… à moins que cette fuite ne fasse bouger les lignes !
Qui peut croire que la Cour suprême n’est pas un organe politique, depuis que la majorité républicaine au Sénat a refusé d’auditionner Merrick Garland, nommé par Barack Obama, pendant les huit mois avant l’élection de 2016, laissant Donald Trump choisir le successeur du juge Scalia ? Qui oserait l’affirmer encore, quand le juge Thomas ne se récuse pas pour des décisions concernant l’insurrection du 6 janvier 2021, alors que son épouse Ginni encourageait cette tentative de coup d’État ?
Reste à savoir si une telle révolution conservatrice, lancée par une majorité activiste à la Cour suprême, va davantage galvaniser l’électorat républicain pour les élections de mi-mandat, en novembre, ou à l’inverse mobiliser les démocrates, avec toutes celles que hante la mémoire des cintres, qui, dans le passé, ont causé la mort de tant de femmes.
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Cet article a d’abord été publié dans Le Monde le 6 mai 2022, sous le titre « Avortement : la fin d’un droit », à partir de fuites que la décision d’aujourd’hui vient confirmer.