Le 23 juin 2025 s’est tenu à la sixième chambre du Tribunal correctionnel de Pontoise le procès d’une expulsion sauvage de Roms à Villeron, dans le Val d’Oise. En septembre 2022, des familles roms précaires s’installent dans un bois de cette commune de 1600 habitants. Une procédure d’expulsion est bientôt lancée par la communauté d’agglomération Roissy Pays de France, propriétaire du terrain, qui aboutira en mars 2023.
Mais des « riverains » n’attendent pas la décision ; ils préfèrent se faire justice eux-mêmes. Dans leur groupe Facebook, les propos sont virulents : « ça pue ! ils vivent là-dedans comme des rats ! » Ou bien : « Vous aimez ça, vivre dans la merde. » Mais aussi : « Ce qui me dérange, c’est qu’ils utilisent la flotte et l’électricité ». Le 29 janvier, une délégation d’habitants fait pression sur ces cent cinquante roms pour les pousser à partir. Le 5 février, une manifestation déclarée en préfecture, avec le soutien du maire et encadrée par les gendarmes, réunit environ deux cents personnes venues chasser la vingtaine d’hommes, de femmes et d’enfants qui n’ont pas encore quitté les lieux.
Les slogans virulents pleuvent : « Dehors les Roms ! » « Villeron n’est pas une poubelle ! » Les riverains ne s’en cachent pas : « On leur disait simplement “cassez-vous” pour qu’ils aient peur », ou encore : « on les a forcés à avancer en leur criant “foutez le camp”, “sales voleurs”, “bandits”. » Les autorités n’ont pourtant noté aucune recrudescence des actes délictueux.
Le maire n’est pas en reste. Dans le bulletin municipal, il a dénoncé « les dérives du nomadisme destructeur de la communauté rom ». Lui non plus ne cache pas ses sentiments : « Rien que d’évoquer leur nom, mes poils se hérissent ». Le jour de l’expulsion sauvage, les gendarmes lui demandent d’intervenir pour calmer ses administrés, mais il refuse : « c’est une vague, on ne va pas les arrêter, il faut bien qu'ils se défoulent un peu ». En effet, il y a des jets de bouteilles, de cailloux et de pétards. Une fois que les derniers Roms sont partis, abandonnant dans la précipitation une partie de leurs affaires, le maire fait venir une pelleteuse municipale pour achever de détruire les baraques, mais aussi pour creuser une tranchée afin de s’assurer que les Roms ne pourront revenir. Auditionné, il déclarera : « Mon grand-père et mon père qui construisaient des poulaillers et clapiers pour leurs lapins mettaient plus de soin pour la construction de ces abris que les Roms pour héberger leur famille. »
Après cette expulsion sauvage, plusieurs des expulsés ont porté plainte. Une enquête a été ouverte. Le maire a été poursuivi, ainsi qu’un des manifestants, pour contrainte et violence en raison de l’origine, tandis que quatre autres personnes impliquées dans cette action ont été citées à comparaître par l’association La Voix des Rroms, qui s’est portée partie civile en même temps que le MRAP, la Fondation pour le logement (ex-Fondation Abbé Pierre) et le Collectif national droits de l’homme Romeurope.
Après une brève délibération, les juges ont prononcé la relaxe des six prévenus, ainsi justifiée : « Notre rôle était de dire si les infractions reprochées à chaque prévenu étaient constituées, et pas de dire si ce qui s’est passé est bien ou pas bien. » Il ne s’agit pourtant pas de morale, mais de droit : les expulsions illégales sont-elles désormais légalisées ? Sans prétendre interpréter leur intention, force est de constater que les juges ont repris à leur compte la vision des riverains et du maire qui s’interroge d’ailleurs au procès : « Qu’est-ce que j’ai dit de mal ? » Autrement dit, la justice donne raison à ceux qui se substituent à la justice.
Pareille décision ne pourra qu’encourager d’autres « riverains » à agir en toute impunité. Déjà, sûrs de leur bon droit, les manifestants s’indignaient du regard des journalistes : « On n'était pas hors la loi ! » Quant au maire, il s’estimait « injustement poursuivi ». On le savait déjà : les gendarmes n’ont pas empêché que la manifestation dégénère en expulsion sauvage, tandis que le maire a affirmé ne pouvoir arrêter ce qu’il avait lui-même contribué à déclencher.
Aujourd’hui, ce jugement apparaît comme un blanc-seing d’irresponsabilité. Les Roms ne seront même pas indemnisés ; en revanche, le conducteur de la pelleteuse devra l’être par les plaignants pour avoir été cité à comparaître. Sans doute est-il jugé irresponsable, puisqu’il est intervenu à la demande du maire. Mais ce responsable est également jugé irresponsable. Il se plaignait pourtant lors du procès : « c’est toujours la faute des maires ! » Au fond, nul n’est responsable, et surtout pas les responsables politiques – sauf les Roms qui devront payer 2000 euros d’indemnisation à celui qui a détruit leurs cabanes et les biens qu’ils ont abandonnés au moment de décamper sous la menace.
Appelé par la Voix des Rroms et son avocat à témoigner en mobilisant mes travaux sur la « question rom », faute de pouvoir être présent, j’ai rédigé à l’attention du tribunal l’attestation que je recopie ici. Dans la continuité de mes analyses depuis le début des années 2010, j’y ai mis en avant la responsabilité d’un antitsiganisme politique dans la légitimation de l’antitsiganisme social.
À défaut d’avoir été entendu, j’ai bien peur de devoir lire ce jugement comme une confirmation de mon argument. Ne pas sanctionner, c’est autoriser. Et quand des élus locaux, relayant l’action publique, légitiment de telles violences, il est essentiel que la justice les déclare illégitimes ; sinon, elles n’en paraîtront que plus normales. Jusqu’où ?
ATTESTATION : Procès de l’expulsion sauvage de Roms à Villeron
Le 18 juin 2025
En 2014, j’ai publié aux éditions La Fabrique un ouvrage sur l’anti-tsiganisme politique (avec deux journalistes, Carine Fouteau et Aurélie Windels, et un militant engagé aux côtés d’associations de défense des droits des Roms, Serge Guichard). Son titre résonne aujourd’hui avec l’affaire de Villeron : Roms & riverains. Une politique de la race. Dans la première partie, intitulée « La question rom », j’en présentais l’argument, dont je résume ici les points principaux.
- Certes, l’antitsiganisme a une longue histoire ; mais il est attisé par les discours politiques qui constituent les Roms en boucs-émissaires. Les propos de Manuel Valls, ministre de l’Intérieur après l’élection présidentielle de 2012, sur la « vocation des Roms » à retourner en Roumanie et en Bulgarie, lui ont valu des poursuites en justice pour racisme, dont l’a protégé le fait qu’il énonçait la politique du gouvernement : « les occupants de campements ne souhaitent pas s’intégrer dans notre pays, pour des raisons culturelles ou parce qu’ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution.» Les accuser d’avoir « des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation » déclenchait alors une poussée raciste attestée par le baromètre annuel publié depuis la loi Gayssot par la Commission nationale consultative des droits de l’homme.
- L’antitsiganisme se présente comme un racisme culturel. Les Roms ne seraient-ils pas des nomades ? En réalité, ils viennent de villages ou de villes roumaines et bulgares. Ce sont des migrants, pas des nomades ; et s’ils ne se fixent pas ici ou là en France, c’est qu’ils sont chassés de partout. Les expulsions à répétition produisent ce que j’ai appelé un « nomadisme d’État » : il n’a rien à voir avec leur culture, et tout avec les persécutions qu’ils subissent. On reproche aux Roms les effets des politiques qu’on leur impose. Par exemple, pour les dissuader de s’installer, les pouvoirs publics refusent d’assurer le ramassage des ordures, ou l’accès à l’eau, pour ensuite condamner leur manque d’hygiène. De même, on prétend que les Roms ne voudraient pas scolariser leurs enfants ; en réalité, même quand les municipalités ne font pas obstacle à leur inscription dans les écoles, chaque expulsion les déscolarise. Enfin, on les empêche de travailler, mais on déplore qu’ils s’adonnent à la mendicité ou au vol. Pour résumer, on accuse les Roms de ne pas s’intégrer, alors qu’on fait tout pour rendre impossible leur intégration.
- Le racisme culturel débouche sur un racisme biologique. On compare les Roms à des rats, on les soupçonne de manger des chats, on redoute la contagion des maladies dont ils pourraient être porteurs, etc. Tout cela produit l’idée que les Roms ne sont pas comme « nous » : non seulement nous n’aurions pas la même culture, mais au fond, nous ne serions pas de même nature. Autrement dit, ils ne seraient pas des êtres humains au même titre que « nous ». Animaliser les Roms, c’est donc les déshumaniser. Cela autorise à ne pas les traiter comme des êtres humains : condamnés à vivre dans les ordures, ils peuvent être traités comme le rebut de la société, tout juste bons à être rejetés. C’est ce que j’appelle une politique de la race qui autorise à « traiter des êtres humains de manière inhumaine sans pour autant se sentir moins humain. »
- Il s’agit bien d’une politique d’État. Toutefois, depuis que la Roumanie et la Bulgarie font partie de l’Union européenne, il n’est pas possible de bloquer les migrants roms hors d’Europe, comme on le fait pour ceux qui viennent d’Afrique. Il faut donc leur rendre la vie invivable pour qu’ils partent d’eux-mêmes : c’est une politique mise en œuvre aux États-Unis sous le nom d’« auto-expulsion » (self-deportation). Sa mise en œuvre ne se joue pas aux frontières, mais sur le terrain local. C’est ainsi que j’ai proposé de parler d’une politique municipale de la race.
- Cette délégation politique à des acteurs locaux s’appuie sur une figure nouvelle : le riverain. Ceux qui soutiennent les Roms et les accompagnent, le plus souvent des voisins, sont considérés comme des militants politiques. En revanche, ceux qui se mobilisent contre les Roms, par des tracts, des manifestations, des insultes, des menaces et des violences, sur les réseaux sociaux et en confrontation directe, qu’ils soient voisins ou pas, on les baptise riverains. C’est une manière de dépolitiser leur action, qui est pourtant le dernier maillon d’une chaîne politique et qui en est la justification ultime : la persécution des Roms viserait à protéger les riverains, en réponse à une demande sociale, plutôt que politique, émanant de citoyens justement exaspérés.
Tous ces éléments se retrouvent, dix ans plus tard, dans l’affaire de Villeron, avec l’expulsion sauvage, sous la menace et par la force, sans attendre une décision de justice, d’un bidonville rom. Des riverains protestent que leur action n’a rien de raciste, puisqu’elle est légitimée par les pouvoirs publics ; et les élus locaux assurent qu’ils ne font qu’écouter l’inquiétude légitime de leurs administrés, dont la quiétude serait perturbée par des intrus. Au moment de s’engager dans des actions illégales, chacun revendique d’être dans son bon droit, voire de respecter le droit. En tout cas, l’étonnement des uns et des autres de se retrouver devant la justice montre bien que la normalisation de l’antitsiganisme banalise la violence raciste.
Toutefois, un pas inquiétant a été franchi à Villeron dans la légitimation politique des violences contre les Roms. Les propos racistes contre les Roms, il y en avait déjà chez des élus au début des années 2010. La nouveauté, terrible, c’est que, non seulement par ses mots mais aussi par sa présence, sous le regard des gendarmes, un maire affiche son soutien à une expulsion sauvage. En 2012, à Marseille, des riverains faisaient déguerpir par la violence des Roms ; Samia Ghali, élue locale, entretenait encore l’ambiguïté : « je ne le condamne pas, je ne le cautionne pas, mais je le comprends ». En revanche, le maire de Villeron ne se cache pas d’avoir envoyé une pelleteuse pour achever de détruire les cabanes : c’est revendiquer son engagement aux côtés de riverains violents. Aussi se retrouvent-ils ensemble devant la justice. Quand les pouvoirs publics laissent ou font faire, absolvent voire incitent à la violence raciste, il est urgent que la justice rappelle le droit : il s’agit bien de persécutions liées à l’origine. Si des élus légitiment de telles violences, il est essentiel qu’elles soient déclarées illégitimes ; sinon, elles se normaliseront encore davantage. Jusqu’où ? L’affaire est grave. Je regrette de ne pouvoir être présent au procès et reste à la disposition de la justice.