Eric Fassin (avatar)

Eric Fassin

Enseignant-chercheur, sociologue

Abonné·e de Mediapart

190 Billets

6 Éditions

Billet de blog 28 avril 2014

Eric Fassin (avatar)

Eric Fassin

Enseignant-chercheur, sociologue

Abonné·e de Mediapart

Modeste proposition (en réponse à la «question rom»)

On fait souvent grief aux défenseurs des Roms de céder aux facilités de la dénonciation, sans offrir de réponse à la « question rom ». Il est donc temps d’adopter une posture constructive : légèrement adapté de Swift, ce texte transpose aux enfants roms la solution préconisée par cet Irlandais pour les enfants de son pays sous le joug anglais.

Eric Fassin (avatar)

Eric Fassin

Enseignant-chercheur, sociologue

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On fait souvent grief aux défenseurs des Roms de céder aux facilités de la dénonciation, sans offrir de réponse à la « question rom ». Il est donc temps d’adopter une posture constructive : légèrement adapté de Swift, ce texte transpose aux enfants roms la solution préconisée par cet Irlandais pour les enfants de son pays sous le joug anglais.

_______________________________

Aux défenseurs des Roms, dans la France de Nicolas Sarkozy hier ou dans celle de Manuel Valls aujourd’hui, on reproche souvent d’être éloigné des réalités. Il est trop facile, dit-on, de jouer les belles âmes quand on habite les beaux quartiers. Les riverains exaspérés par ce voisinage incommodant n’auraient pas, comme ces « bobos » privilégiés, le luxe de se draper noblement dans les droits de l’homme. Mais il y a plus. Quand bien même on serait prêt à entendre ceux qui dénoncent une politique de la race contre laquelle l’Europe s’est construite après-guerre, il resterait à proposer des solutions : la critique (intellectuelle) est aisée, soupire-t-on, mais l’art (politique) est difficile. Aussi est-il temps d’adopter une posture constructive : le texte qu’on va lire, légèrement adapté de Swift, transpose aux enfants roms la solution préconisée par cet Irlandais pour les enfants de son pays sous le joug anglais ; on en a toutefois effacé les phrases qui pourraient le plus choquer le lecteur moderne. Cette modeste proposition pourrait bien contribuer à résoudre la « question rom ».

MODESTE PROPOSITION

POUR EMPÊCHER LES ENFANTS ROMS VIVANT DANS DES  BIDONVILLES

EN FRANCE ET EN EUROPE

D’ÊTRE À CHARGE À LEURS PARENTS ET AUX PAYS DE L’UNION

ET POUR LES RENDRE UTILES AU PUBLIC

Jonathan Swift, 1729

traduit par Léon de Wailly (1859)

adapté par Éric Fassin

pour « Flamme éternelle », de Thomas Hirschhorn, 27 avril 2014, Palais de Tokyo

___

C’est une triste chose pour ceux qui se promènent dans nos grandes villes ou traversent nos banlieues, que de voir les rues, les places et les routes encombrées de mendiantes roms que suivent leurs enfants en haillons et importunant chaque passant pour quémander l’aumône. Ces mères, au lieu d’être en état de travailler pour gagner honnêtement leur vie, sont forcées de passer tout leur temps à mendier de quoi nourrir leurs malheureux enfants, qui, lorsqu’ils grandissent, deviennent voleurs faute de travail.

Tous tomberont d’accord, je pense, que ce nombre prodigieux d’enfants sur les bras, sur le dos ou sur les talons de leurs mères, et souvent de leurs pères, est, dans le déplorable état de ce pays, un très-grand fardeau de plus ; c’est pourquoi quiconque trouverait un moyen honnête, économique et facile de faire de ces enfants des membres sains et utiles de la communauté, aurait assez bien mérité du public pour qu’on lui érigeât une statue comme sauveur de la nation.

Pour ma part, j’ai tourné mes pensées depuis bien des années sur cet important sujet. Je note d’abord qu’un enfant dont la mère vient d’accoucher peut vivre de son lait pendant une année ; et c’est précisément à partir du moment où les enfants sont âgés d’un an que je propose de prendre à leur égard des mesures telles qu’au lieu d’être une charge pour leurs parents ou pour les pouvoirs publics, ou de manquer d’aliments et de vêtements le reste de leur vie, ils contribuent, au contraire, à nourrir et en partie à vêtir des milliers de personnes.

Un autre grand avantage de mon projet, c’est qu’il préviendra les morts accidentelles d’enfants roms qui se multiplient aujourd’hui, lors d’incendies dans leurs campements ou fauchés sur des routes quand ils en sont chassés par la faim ou la police : ces  sacrifices de pauvres petits innocents arracheraient des larmes de compassion au cœur le plus inhumain, le plus barbare.

Mon projet repose sur des chiffres peu contestables. La population totale en France étant évaluée à 65,7 millions, on peut estimer qu’elle comprend environ 18000 Roms venus de Roumanie ou de Bulgarie, soit ½ Rom à la charge de chacune des 36000 communes de ce pays. Je laisse en effet de côté les Gens du voyage français et autres Roms, quelle que soit leur nationalité, dès lors qu’ils ne séjournent pas dans les bidonvilles qui se multiplient sous les ponts d’autoroute, au bord des routes nationales ou près des décharges publiques : je suppose bien volontiers que ceux-ci ont la capacité, pour la plupart, d’assurer le vivre de leur progéniture. Ce chiffre de 18000 est constant, même s’ils sont expulsés de leurs campements par la force publique, qui l’an dernier a poussé sur les routes en moyenne chacun d’entre eux plus d’une fois.

Admettons qu’on dénombre, parmi eux, 12000 enfants, soit 4 par femme, dont 6000 de 1 à 8 ans, soit 2 pour chacune. La question est donc : Comment élever cette multitude d’enfants et pourvoir à leur sort ? Il est fort rare qu’ils puissent vivre de vol avant l’âge de 8 ans, à moins de dispositions toutes particulières, quoique j’avoue qu’ils en apprennent les rudiments beaucoup plus tôt, durant lequel temps ils peuvent, néanmoins être considérés comme de simples aspirants.

Je proposerai donc humblement mes propres idées qui, je l’espère, ne soulèveront pas la moindre objection.

Un homme de ma connaissance m’a certifié qu’un jeune enfant bien sain, bien nourri, est, avant l’âge de huit ans, un aliment délicieux, très-nourrissant et très-sain, bouilli, rôti, à l’étuvée ou au four, et je ne mets pas en doute qu’il ne puisse également servir en fricassée ou en ragoût.

J’expose donc humblement à la considération du public que des 6000 enfants dont le calcul a été fait, 2000 peuvent être réservés pour la reproduction de l’espèce, dont seulement un quart de mâles, ce qui est plus qu’on ne réserve pour les moutons, le gros bétail et les porcs ; que les 4000 restant peuvent, à partir de l’âge d’un an, être mis en vente pour les personnes de qualité et de fortune dans tout le pays, en avertissant toujours la mère de les allaiter copieusement dans le dernier mois, de façon à les rendre dodus et gras pour une bonne table.

Un enfant d’un an fera deux plats dans un repas d’amis ; et quand la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière fera un plat raisonnable, et assaisonné avec un peu de poivre et de sel, sera très-bon bouilli le quatrième jour, spécialement en hiver. Si l’on choisit de le garder, grassement nourri, jusqu’à l’âge de huit ans, il pourra servir, en même temps qu’être servi, à la table d’un dîner d’affaires. Sans doute la viande en sera-t-elle moins délicate qu’à un an ; toutefois, elle sera aussi plus abondante.

Quand on sait le prix du simple filet de bœuf, on peut gager que ce mets de choix en vaudra bien le double. La vente d’un seul enfant permettra ainsi à une famille rom de vivre pendant plusieurs semaines sans mendier ni peser sur les ressources de l’État, et peut-être même, à condition de vivre avec parcimonie, quelques mois.

J’accorde que cet aliment sera un peu cher pour le consommateur moyen, et par conséquent il conviendra très-bien à nos concitoyens les plus fortunés, qui, puisqu’ils ont déjà dévoré la plupart des pères, paraissent avoir le plus de droits sur les enfants.

Je crois que les avantages de ma proposition sont évidents et nombreux, ainsi que de la plus haute importance.

Premièrement, le paysage de nos communes en sera plus agréable. Il est vrai que des arrêtés municipaux peuvent déjà protéger nos centres-villes de la mendicité ; mais il importe de nettoyer la misère partout où elle se cache.

Deuxièmement, on évitera ainsi de perturber nos concitoyens en les exposant au spectacle de la misère humaine. Le regard est blessé par cette pauvreté qui s’étale comme pour faire reproche aux mieux lotis.

Troisièmement, cette mesure d’intérêt public aura pour mérite de prévenir nos concitoyens du sort qui pourrait menacer les plus pauvres d’entre eux s’ils persistaient à ne point contribuer au bien commun.

Quatrièmement, loin de subir un mépris qu’aujourd’hui elles ne peuvent que comprendre et accepter, les populations roms qui choisissent de vivre dans notre pays y jouiraient enfin avec fierté d’une utilité sociale reconnue de tous.

Cinquièmement, nos concitoyens déplorent souvent l’inefficacité des élus de la République. Cette mesure leur redonnerait confiance dans les institutions politiques, qui feraient ainsi montre de leur capacité à résoudre les problèmes qui se posent aux riverains.

Sixièmement, le rejet violent que ces miséreux subissent en France souille l’âme et l’image de la patrie des droits de l’homme. La proposition que je soumets ici aurait le mérite d’en finir avec le racisme, en même temps qu’avec ses causes, avec la romaphobie comme avec les Roms.

Je ne prévois aucune objection possible à ma proposition. Le chiffre de la population n’en sera pas sensiblement abaissé, puisque les habitants des bidonvilles sont si peu nombreux. J’ajoute d’ailleurs que seuls les enfants roms seront concernés. L’heure n’est pas à appliquer pareille mesure aux enfants des pauvres nés dans ce pays. La prudence invite à en évaluer les effets avant que de l’étendre plus largement à l’ensemble des bouches inutiles.

Qu’on ne me parle donc pas d’autres solutions. Sans doute nos gouvernants promettent-ils de renvoyer les Roms en Roumanie ou bien en Bulgarie. Il est vrai que leur vocation n’est point dans notre pays ; mais comment mettre en œuvre pareille mesure sans en finir avec l’Europe qui nous unit à ces pays, alors que la libre circulation assure aujourd’hui la prospérité des plus riches ?

Il est aussi de belles âmes qui suggèrent qu’il serait de notre intérêt bien compris de traiter ces pauvres avec humanité : faciliter leur installation les rendrait moins incommodes pour leurs voisins, et leur ouvrir l’accès à l’école ou au travail les aiderait à devenir plus utiles à la société. Toutefois, n’est-ce pas là encourager d’autres pauvres à vouloir sortir de la pauvreté ?

C’est pourquoi, je le répète, que personne ne me parle de ces expédients et autres semblables, jusqu’à ce qu’il ait au moins quelque lueur d’espoir qu’on essayera de tout cœur et sincèrement de les mettre en pratique.

Mais, quant à moi, las de voir offrir, depuis maintes années, une foule de futiles et oiseuses visions, je désespérais entièrement du succès, lorsque je suis tombé par bonheur sur cette proposition, qui, outre qu’elle est tout à fait neuve, a quelque chose de solide et de réel, n’entraîne aucune dépense et exige peu de soins ; elle est donc tout à fait dans nos moyens.

Après tout, je ne suis pas tellement entiché de mon idée que je rejette toute proposition, faite par des hommes sensés, qui serait jugée aussi innocente et peu coûteuse, aussi facile et efficace. Mais avant qu’on en mette une de cette espèce en concurrence avec la mienne, et qu’on en présente une meilleure, je désire que son auteur, ou ses auteurs, veuillent bien considérer mûrement deux points.

Premièrement, dans la condition où sont les choses, comment ils seront en état de trouver le vivre et le couvert pour ces milliers de bouches et dos inutiles.

Et, deuxièmement, j’invite les hommes politiques à qui mon ouverture déplaira, et qui auront peut-être la hardiesse de tenter une réponse, à demander d’abord aux parents de ces mortels, si, à l’heure qu’il est, ils ne regarderaient pas comme un grand bonheur d’avoir été vendus pour être mangés à l’âge d’un an, ou en tout cas avant huit ans, de la façon que je prescris, et d’avoir évité par là toute la série d’infortunes par lesquelles ils ont passé, et le manque de moyens les plus ordinaires de subsistance ainsi que d’un toit et d’un habit pour les préserver des intempéries du temps, et la perspective inévitable de léguer un tel sort, ou des misères encore plus grandes, à leur postérité jusqu’à la consommation des siècles.

Je déclare pour finir, dans la sincérité de mon cœur, que je n’ai pas le moindre intérêt personnel à poursuivre le succès de cette œuvre nécessaire, n’ayant d’autre motif que le bien public de mon pays, que de faire aller le commerce, assurer le sort des enfants, soulager les pauvres, et procurer des jouissances aux riches. Je n’ai plus d’enfant dont je puisse me proposer de tirer un sou, la plus jeune ayant bien plus de huit ans.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.