SNU : l’éducation populaire va s’y abîmer !
Les jeunesses de France méritent beaucoup mieux
Les intentions du SNU : imputer les difficultés de l’époque à la jeunesse
L’instruction ministérielle du 30 octobre 2019 rappelle les intentions du SNU à l’égard des jeunes de 16/17 ans qui sont concernés : « Le SNU est un projet d’émancipation des jeunes, complémentaire de l’instruction obligatoire. Sa mise en œuvre poursuit plusieurs objectifs : le renforcement de la cohésion nationale et territoriale, le développement d’une culture de l’engagement, et l’accompagnement de l’insertion sociale et professionnelle des jeunes ».
Les constats peuvent être partagés : dégradation du « vivre en commun », défiance à l’égard des institutions, précarisation persistante d’une partie de la jeunesse en difficulté, entrée de plus en plus tardive dans l’emploi stable et durable, montée de la pauvreté. Mais ce ne sont pas les jeunes de 16/17 qui sont responsables d’une situation dont les choix politiques économiques et sociaux sont la cause. Notre pays , comme tant d’autres dévore sa jeunesse.
La situation est pourtant bien renseignée. Dernièrement encore les travaux de François Dubet, comme ceux de Thomas Piketty insistent sur le fait que nous faisons le choix de l’inégalité, de l’injustice sociale et de leurs conséquences. Inégalités persistantes dans un système scolaire organisé davantage pour la « fabrique des meilleurs » que pour la réussite de tous, quartiers populaires urbains et territoires ruraux relégués, capitalisme de la démesure qui rémunère toujours plus les actionnaires et moins les salariés, détruisant le travail et l’emploi, individualisme social produit du consumérisme comme horizon de vie, confusion entretenue entre l’envie d’avoir et le désir d’être, dégradation des services publics ( en quantité et en qualité…à l’hôpital par exemple « produire du séjour avant de prodiguer des soins ») , montée des angoisses nées notamment de l’urgence écologique et de la sauvagerie des concurrences, ….
Le SNU tel qu’actuellement conçu n’est pas à la hauteur des causes et des conséquences d’une situation qui nourrit les peurs, les identités fermées, le nationalisme, les marchands d’illusions, les fanatismes et les périls.
Comment croire un seul instant qu’un « séjour de cohésion de deux semaines » et « une mission d’intérêt général de 12 jours » vont y suffire là ou une scolarité obligatoire de 13 années, les politiques éducatives des collectivités et les dizaines de milliers d’associations et l’éducation parentale et familiale de seize années n’y semblent pas suffire ?
Le SNU est la bonne conscience d’une époque paresseuse qui veut se rassurer encore par la mise en conformité de la jeunesse.
C’est d’ailleurs pourquoi le SNU emprunte à la fois à la culture scolaire, au cadre militaire et prétend faire quelques recours à l’éducation non formelle. Conçu comme tel il ne peut que générer de la suspicion et de l’inquiétude de toutes les parties :
- Annoncé comme complémentaire de l’instruction obligatoire, a-t-on déjà entendu les acteurs de cette instruction (personnels, parents et élèves) exprimer leur avis sur le SNU et sa nécessaire articulation à la scolarité ?
- Affichant l’ambition de faire comprendre et partager l’esprit de défense et la « résilience nationale », est-on certain de l’adhésion de l’institution militaire et des autres acteurs de la défense, de la sûreté, de la protection civile, du secours, de la prévention des risques et catastrophes ? Ils semblent plutôt enclins à se méfier de ces quelques jours mis au service de missions pour lesquelles par ailleurs les moyens leurs sont comptés.
- Sollicitées, les associations hésitent, interrogatives sur les intentions, parfois intéressées dans un contexte de difficultés de gestion, sous pression voire plus de services de l’état, critiques sur les choix politiques, éducatifs et culturels sous-tendus par ce SNU actuel.
Un projet et un modèle éducatifs aux antipodes de l’éducation populaire
Dans les documents de référence relatifs au SNU , et notamment le dernier connu que constitue l’instruction interministérielle du 30 octobre 2019, il y a en fait très peu d’éléments relatifs au projet éducatif du SNU. Une vingtaine de lignes en annexe de l’instruction fait état des 7 thématiques des activités du séjour. Il y est précisé que « les activités proposées sont construites sur les principes de la pédagogie active et qu’elles partent de l’expérience des jeunes ». Le cahier des charges , en l’état actuel de « document de travail » qui circule depuis quelques jours n’est pas plus rassurant quant aux objectifs éducatifs.
Or le cadre de déroulement du séjour de cohésion est très fortement teinté de dimensions militaires, sans doute appropriées pour une préparation à l’esprit de défense et aux métiers militaires mais qui n’ont rien à voir avec « la pédagogie active » et encore moins avec les pratiques éducatives de l’éducation populaire destinées à traduire dans les actes éducatifs la dimension fondamentale d’une éducation émancipatrice.
- Principes d’organisation apparentés à la vie en caserne et port d’un uniforme
- Rythme des journées autour de rituels compréhensibles dans un cadre militaire -marche au pas, disposition au carré, lever des couleurs- mais incompatibles avec des démarches de l’éducation active
- Structuration des groupes en « maisonnées, compagnies, cohortes », avec des chefs de compagnies, des brigades, qui là aussi correspondent aux organisations de casernement.
Il faut également noter que le nouveau « conseiller du gouvernement », chargé du déploiement du SNU, Patrice Latron, n’a pas été choisi pour ses états de service dans le domaine de l’éducation ou de la formation: formé à St Cyr, il fut durant 10 ans militaire d’active, et notamment officier instructeur au centre d’entrainement commando de Pont St Vincent, aide de camp d’Édouard Balladur, avant d’entrer dans le corps préfectoral.
Où sont les grands pédagogues et éducateurs, leurs pratiques et réflexions qui inspirent toujours les démarches de l’éducation populaire et plus largement cette pédagogie active revendiquée ?
Où sont Jean Zay et le « travail de la culture », Léo Lagrange et les « médiations éducatives », Barthélémy Profit et « la coopération », Fernand Deligny et « la présence attentive », Joffre Dumazedier et « le travail autonome », Paolo Freire et « les situations vécues et l’avenir sur lequel l’enfant peut agir », John Dewey et « l’entrainement à la conversation démocratique », Francisco Ferrer et « s’instruire ensemble »….
On voudrait nous faire croire à une hybridation possible des pratiques et des cadres. Mais il y des démarches appropriées à chaque situation et des choix pédagogiques qui sont des choix politiques et de valeurs.
Les formes militaires et les contraintes imposées sont sans doute légitimes pour comprendre qu’un ordre ne se conteste pas pour assurer la défense de son pays ou l’organisation des secours. Pour ce faire, que des moments spécifiques soient pris en charge par l’encadrement militaire et en uniforme .
Mais si vision émancipatrice il y a dans l’éducation formelle ou non formelle , c’est aussi pour apprendre à s’affranchir des cadres, particulièrement lorsqu’ils interrogent et contredisent les valeurs démocratiques et les principes républicains, c’est pour construire la capacité et la liberté de pensée, c’est pour comprendre le monde afin de ne pas s’y laisser prendre.
Est-il concevable « d’obliger à l’engagement » , de concevoir la promotion de l’engagement dans un cadre obligatoire et contraint par des rituels relevant pour l’essentiel des corps en uniformes?
Pourquoi ne pas avoir choisi de promouvoir, soutenir et développer des dispositifs d’engagement qui ont fait leurs preuves avec les jeunes, par exemple les juniors associations, le service civique, les formes de volontariat européen et international ?
Il n’est pas étonnant d’ailleurs que le recours aux associations dans le SNU ne fasse jamais mention des « mouvements d’éducation populaire ». Car c’eût été leur reconnaitre une dimension de mouvement avec leurs propres projets et choix éducatifs. Mieux vaut sans doute les limiter à leur apport partiel et fonctionnel , prendre en eux uniquement ce qui arrange sans déranger !
Les choix pédagogiques révélés par le déroulement des séjours de cohésion durant la phase d’expérimentation en 2019 n’ont pas été démentis par un nouveau projet éducatif du SNU.
Ces choix pédagogiques sont à l’éducation populaire ce que « la musique militaire est à la musique ».
Par ailleurs, faut-il rappeler aussi que l’instruction obligatoire et le lycée qui la prolonge prévoient déjà cette sensibilisation « être acteur de sa citoyenneté et transmettre un socle républicain » (EMC, CVL, et CVC, vie associative à l’École, parcours citoyen), de même que l’objectif d’insertion sociale et professionnelle et celui de la cohésion nationale. . Certes nous savons déjà les limites de ce cadre « officiel » pour y parvenir vraiment. D’autant que les dernières évolutions de la scolarité n’y aident pas, par exemple :
- Dans les programmes d’EMC modifiés récemment, « participer à la définition de règles communes » est devenu « appliquer et accepter les règles communes », les « discussions à visées philosophiques » et « les échanges à propos des dilemmes moraux » ont disparu .
- La réforme récente du lycée professionnel a amputé de 113 heures les enseignements de généraux et d’EMC des 3 années du bac pro ! En silence, privant ainsi ces élèves en grande majorité de milieux populaires d’une culture commune indispensable à la poursuite d’études.
- Plusieurs expérimentations pour renforcer la mixité sociale engagées depuis 2015 ont été abandonnées et cet objectif premier pour la cohésion nationale a disparu des ambitions ministérielles.
Un contexte opérationnel irréaliste
Dans une perspective de généralisation, à l’évidence dans un budget contraint (par choix politique) de l’état, les 1,5 à 2 milliards que coutera le SNU seront prélevés ailleurs.
C’est déjà le cas , contrairement aux déclarations officielles , lorsque l’on voit baisser dès 2020 les crédits pour le Service civique, ou plutôt par artifice réduire sa durée.
Or c’est fragiliser un dispositif qui lui a fait ses preuves et qu’il faudrait déployer plus rapidement.
Mais pratiquement comment imaginer que 800 000 jeunes trouveront chaque année une association ou un collectivité support pour effectuer leur mission d’intérêt général ? Même si quelques milliers de jeunes choisissent d’effectuer leur MIG dans un corps sous uniforme (armée, pompiers..), ce n’est matériellement et fonctionnellement pas possible pour l’immense majorité des autres.
Surtout dans l’état dans lequel sont les associations locales et leurs fédérations avec la baisse continue des aides à la vie associative (fin des emplois aidés en particulier ) et la diminution des budgets des collectivités. Faut-il rappeler qu’en deux ans (2018/2019) ce sont plus de 16000 emplois qui ont été supprimés dans les associations ! Un immense plan social silencieux qui affecte notamment la conduite et la permanence des projets.
Comment dans un tel contexte envisager que chaque année 7 à 800000 jeunes soient sérieusement accueillis, accompagnés, formés dans l’expérience d’un projet et d’une engagement associatif ?
On peut se demander si celles et ceux qui ont inventé ce SNU dans ses objectifs et ses formes actuels y croient eux-mêmes. D’ailleurs ils se sont bien gardés de solliciter l’avis des jeunes eux-mêmes et celui des acteurs éducatifs. Pourtant c’était possible. Les dizaines de milliers de jeunes en service civique, ou délégués à la vie collégienne et lycéenne, ou en stage BAFA, ou déjà engagés dans des associations auraient constitué un large panel de consultation citoyenne. Les organisations professionnelles d’enseignants, d’éducateurs d’animateurs, les mouvements éducatifs auraient pu être mis à contribution sérieusement ? le monde de la recherche en sciences sociales eût été un éclairage indispensable.
Notons d’ailleurs que le dernier avis du Comité d’orientation des politiques de jeunesse rendu le 20 janvier 2020 vient largement confirmer ses deux avis précédents, critiques sur le fond comme sur la forme.
Notons aussi que le « mouvement associatif » dans une note du 29 novembre 2019, signale qu’ « aucun espace ne permet aujourd’hui d’avoir une interlocution collective sur les questionnements et problématiques relevés dans le cadre de la préfiguration… ».
Une autre voie est possible , digne de la jeunesse de 2020
Aux conditions actuelles le SNU est une aventure qui ne vaut que pour le plaisir de satisfaire un engagement de campagne du président de la République.
Si notre pays veut consacrer 1,5 à 2 milliards pour compléter et enrichir la formation de la jeunesse nous avons quelques idées et même l’ambition d’y contribuer.
Avec de tels moyens, il est par exemple possible d’imaginer et d’insérer dans le parcours scolaire et éducatif de tout jeune :
- un séjour en classe découverte,
- un séjour collectif de vacances,
- une expérience européenne ou internationale,
- Une pratique d’engagement collectif
- un séjour d’approche collective de la compréhension du monde et des moyens à mobiliser pour s’y insérer et le rendre meilleur (au lieu du séjour actuel de « coercition sociale »),
un accompagnement dans un projet collectif,
- le PSC1 pour toutes et tous
- un module de sensibilisation à la défense intégrant aussi le recueil général de données de santé et de formation !
Un tel parcours citoyen devrait être partie intégrante de la formation initiale de tout.e jeune, reconnu et validé comme tel dans la formation initiale, un parcours incitatif pour un service volontaire en France, Europe ou dans d’autres régions du monde.
Mais c’est une autre conception de l’universalité, progressive, volontaire et suffisamment incitative pour que toutes les jeunesses y adhèrent et en tirent profit pour leur vie personnelle, citoyenne et professionnelle. C’est une autre manière aussi de répondre aux défis collectifs auxquels sont confrontés nos sociétés contemporaines.
La cohésion et l’intérêt général qui s’y construiraient ainsi s’inscrivent dans une dynamique d’émancipation solidaire. Pas dans un encadrement social et de mise en conformité. Pas dans l’illusion d’un commun fondé sur les artifices d’une autorité qui n’autorise que la norme qui rassure les adultes à bon compte, à courte vue, et n’assure pas grand-chose de l’avenir.
Il est possible de construire une telle alternative entre les mouvements de jeunesse et d’éducation populaire, les mouvements pédagogiques, le monde de la recherche, les personnels des DDCS (en cours d’intégration dans l’éducation nationale) qui font l’objet d’une véritable réquisition pour le SNU et parfois de menaces lorsqu’ils font valoir leur réserves et leur opposition à un dispositif contraire aux valeurs éducatives qui fondent leurs professions.
La jeunesse mérite bien mieux que cet assemblage hétéroclite, incohérent, irréaliste et surtout douteux du point de vue de ses intentions éducatives, formatives, politiques, culturelles et sociales qu’est le SNU.
Le SNU dans ses intentions et sa forme actuelle témoigne d’une vision étroite, peureuse, d’un autre temps, ignorant les nouveaux espaces de la citoyenneté, niant la conscience aigüe qui s’accroit d’une commune humanité à laquelle il faut mieux se préparer, toutes générations confondues. La conscience nationale n’est qu’une dimension d’un destin commun partagé, aujourd’hui européen et planétaire.
Ce n’est pas de certificat de conformité dont les jeunes ont besoin. C’est d’une invitation à imaginer ensemble et en confiance un avenir possible, c’est des moyens de prendre soin d’eux-mêmes, des autres et des cadres collectifs actuels, à renouveler et créer pour tenir ensemble, pour faire société. Pour faire République. Une République indivisible, laïque, démocratique et sociale.
Le défi n’est pas nouveau. Mais l’époque que nous vivons appelle des regards et des solutions nouvelles. Sans doute entièrement nouvelles.
Le défi n’est pas nouveau.
« Le manifeste de Pontivy », rédigé en 1937 par des syndicalistes, des militants associatifs, des enseignants et universitaires de plusieurs pays européens l’illustre.
« Il ne s’agit pas de diffuser un nouveau catéchisme, même un catéchisme populaire. Il s’agit de former des Hommes capables d’esprit critique. Avoir l’esprit critique, c’est vouloir comprendre avant d’accepter, pourvoir juger pour choisir. (…) Persuadés du rôle primordial des faits économiques dans l’évolution des sociétés, certains en étaient venus à méconnaître les facteurs psychologiques et sociaux. Ils oubliaient qu’il ne servait à rien de bâtir un monde économique nouveau si l’on ne préparait pas dès maintenant des Hommes capables d’y bien vivre. Sinon l’équipe gouvernante changera peut-être, mais l’oppression et l’injustice renaîtront d’elle-même…Il faut, en particulier, que nous puissions nourrir les aspirations des jeunes, que nous puissions offrir à leur énergie autre chose que l’exaltation de telle vedette, ou la haine partisane née de l’aveuglement, ou même une déification sommaire du sport… ».
On s’y met ?
Eric Favey
Militant de l’éducation populaire
Président de la fédération de la Ligue de l’Enseignement de l’Isère
efavey1@gmail.com
A propos de l'éducation populaire et de l'émancipation...
- « Le travail d’élucidation des complexités qui rendent l’avenir obscur doit se poursuivre afin de desserrer le poids des aliénations dont est lourd un discours public servi par une idéologie dominante à la morgue professorale. Il relève de la responsabilité des mouvements d’éducation populaire. L’espoir, sans lequel il n’est pas de démocratie possible, ne se nourrit pas seulement du confort des certitudes. Il a besoin, plus particulièrement lorsque le doute gagne, d’être animé par le sentiment de pouvoir rester acteur de ce qui advient. « La vieille chanson » qui berçait la misère humaine » dont parlait Jean Jaurès n’est plus simplement logée au fond des sacristies, elle s’épanouit dans la religion du marché, et il n’est même pas sûr qu’elle parvienne encore à bercer, mais les misères qu’elle engendre sont bien réelles. En comprendre la logique pour en réduire les ravages, tout en permettant à chacun de se sentir digne de ce qu’il est, telle est l’une des missions de l’éducation populaire ».
Extrait de « Anthologie de l’éducation populaire », JM Ducomte, J Roman et JP Martin. ( 2014, éditions Privat « Le comptoir des idées)