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Billet de blog 4 juin 2023

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« Bacon, juillet 1964 », un livre de Gilles Sebhan : logique de la perdition

A partir d'un court film documentaire sur Francis Bacon réalisé en 1964, l'écrivain Gilles Sebhan compose un livre-flux qui met en abyme à la fois le passé et le futur de l'artiste.

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Illustration 1
Portrait de l'écrivain Gilles Sebhan.

Après les écrivains Tony Duvert et Jean Genet, le peintre Stéphane Mandelbaum, Gilles Sebhan, écrivain "dérangeant" selon le mot de René de Ceccatty et auteur d'une œuvre violente et érotique, s'attaque aujourd'hui au peintre Francis Bacon (1909-1992).

Le livre a pour titre Bacon, juillet 1964, et vient de paraître aux Éditions du Rouergue. Il faut une certaine audace à l'auteur pour oser écrire sur le peintre après les textes canoniques de Leiris, Deleuze, Sylvester, Sollers, Littell.

Il y parvient avec succès. Son texte dialogue avec cette littérature baconienne et ajoute une nouvelle étape.

LE TEMPS GAGE

Ni biographie, ni essai, le livre tire son originalité de la manière dont il se saisit de son sujet. Son point de départ est un bref film documentaire en noir et blanc, Francis Bacon, un peintre anglais, réalisé en juillet 1964 par Pierre Koralnik pour le compte de la Radio Télévision Suisse.

Illustration 2
Francis Bacon, Trois études pour un autoportrait, 1975.

Le documentaire montre le peintre, âgé de cinquante quatre ans, au sommet de son art, dans son atelier londonien situé au 7 Reece Mews. Habituellement réfractaire aux journalistes, Bacon se dévoile sans tabou sur sa conception de l'art, son obsession pour Vélasquez, son homosexualité, son alcoolisme. Il s'exprime en français. C'est rare.

Autour de lui, sa petite bande d'amis : un bel inconnu muet, George Dyer, son amant au destin tragique, Denis Wirth-Miller, l'ami de toujours, une femme aux cheveux noirs qui pleure.

Le roi Bacon règne sur cette cour qu'il surnomme malicieusement ses "vautours". Un verre de pastis à la main, le peintre s'alcoolise progressivement devant la caméra de Koralnik. 

A la différence du Mystère Picasso, film héroïque sur le maître espagnol réalisé par Henri-Georges Clouzot en 1956, Bacon accepte ici qu'on le filme dans sa déchéance, en anti-héros de l'art. Le film est en cela exceptionnel.

Illustration 3
Francis Bacon et George Dyer dans l'Orient-Express, 1965.

Pour Gilles Sebhan, ce court film n'est pas uniquement un prétexte d'écriture, c'est un concentré symbolique, une allégorie de la vie de Bacon. Au début du livre, l'auteur décrit minutieusement le documentaire tourné en 1964. A sa voix, il ajoute celle de Bacon, puis celle, plus inattendue, du réalisateur Pierre Koralnik, encore en vie. Cinquante huit ans après, Gilles Sebhan l'a miraculeusement retrouvé.

Les trois voix - Sebhan, Bacon, Koralnik - se mêlent et s'entremêlent dans des temporalités différentes : le présent de l'écoulement du film (les stades de l'ivresse, la dérive du discours), le passé traumatique resurgissant (Bacon livré à un prédateur par son propre père), l'avenir en tant qu'oracle tragique (l'annonce du suicide de George Dyer).

L'AIGLE ET LE FOIE

La notion de temps tient une place centrale dans ce livre. Le temps de l'amour et de ses désillusions qui conduisent à la perdition des amants. La sensation de l'écoulement du temps sous l'effet de l'alcool. Enfin l'œuvre de Chronos qui édente la fraternité des buveurs. 

Illustration 4
Francis Bacon, Triptyque inspiré par l'Orestie d'Eschyle, 1981. Huile sur toile, chaque tableau : 198 x 147.5 cm, Musée Astrup Fearnley, Oslo.

Bacon apparaît à la fois dans sa gloire créatrice et sa déchéance psychique et physique. Sa vie est une tragédie de la chair, ou de la « viande », comme disait Deleuze. Gilles Sebhan compare Bacon à Prométhée :

«Car Bacon se transforme sous nos yeux en véritable Prométhée. Cette figure mythologique de l'homme transformé en viande perpétuelle, en nourriture pour la cruauté des dieux. Sans doute avait-il pu lire le destin tragique de ce voleur de feu, figure métaphorique de l'artiste, dans le Prométhée enchaîné d'Eschyle.

Condamné par Zeus, le héros se retrouve attaché à un rocher et subit l'éternelle torture au cours de laquelle un aigle descendu du ciel fond sur lui pour lui dévorer le foie qui ne cesse de repousser. Ce couple de l'oiseau de proie et de l'homme, cette confusion de deux formes qui s'entredéchirent, c'est-à-dire aussi s'aiment, c'est l'apothéose prométhéenne que ne cesse de peindre Bacon dans ses tableaux.»

Avec son foie dévoré par un aigle, la figure de Bacon-Prométhée n'est pas sans évoquer la cirrhose, cette maladie fatale de l'alcoolique.

Illustration 5
Francis Bacon, Etude d'après Vélasquez portrait du Pape Innocent X, 1953. Huile sur toile.

Bacon est obsédé par le désastre, la violence, le désespoir atroce des corps dans lesquels s'enracinent la souffrance.

Bacon peint le tragique de la condition humaine, hurlante et grimaçante, avec des gestes violents qui marquent de leur empreinte la toile, mais toujours dans un grand silence. Cris silencieux des Papes désintégrés de Bacon.

FLUX

Le film, tourné caméra à l'épaule à la manière de la Nouvelle Vague, ne contient aucun découpage. C'est un flux. Le livre de Gilles Sebhan est un autre flux, avec d'autres rythmes internes. Un flux de conscience, composé et organique, qui transporte le lecteur d'une voix à l'autre sans l'égarer, malgré les ruptures opérées dans la ligne du temps.

Illustration 6
Francis Bacon, Trois portraits posthumes de George Dyer (détail), 1973.

L'auteur semble poursuivre un but secret. Le mystère de l'instauration de la psyché humaine dans la matière picturale. Une figuration incarnée.

Bacon défendra toujours l'idée qu'une figuration est possible, à condition qu'elle ne devienne pas illustration ou imitation servile.

Il n'aura de cesse de violemment déformer pour conquérir une autre ressemblance.

Sans doute, est-ce pour cela que Gilles Sebhan utilise, à son tour, le film comme un matériau. Il n'hésite pas à le transformer, à en proposer un autre découpage (les dix-sept chapitres qui composent l'ouvrage). Ainsi, s'approche-t-il au plus près de la ressemblance avec son sujet : Francis Bacon en personne.

Illustration 7
Francis Bacon, Etude pour une corrida n°2, série Corrida, 1969. Huile sur toile, H. : 197 cm ; L. : 147 cm. Musée des Beaux-Arts de Lyon (France).

L'auteur peint le portrait d'un homme complexe tour à tour séducteur, fragile, narcissique, pathétique, génial.

Bacon se situe entre deux temporalités. Un passé hanté par les Euménides, un futur tissé par les Parques. Un tel combat temporel ne peut avoir lieu que dans l'espace clos de l'atelier du peintre, et sur la toile, arène de vie et de mort.

Il est possible que les lecteurs se laissent aller à rêver ce que produirait de sublime la réalisation de ce "film" imaginaire porté à l'écran. Mais, à la faveur de l'expérience de la lecture du livre, il apparaît évident que ce dernier ne peut exister autrement que sous la forme de pure littérature.

Par Eric Monsinjon

Gilles Sebhan, « Bacon, juillet 1964 »
Collection « La Brune », Editions du Rouergue, 2023, 128 pages.
https://www.lerouergue.com/catalogue/bacon-juillet-1964

Illustration 8
Couverture du livre Bacon, juillet 1964, de Gilles Sebhan.

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