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Billet de blog 6 avril 2025

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Le dernier film sur la corrida

Pourquoi le documentaire «Tardes de soledad» d'Albert Serra signe-t-il la fin d'un monde?

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Affiche de "Tardes de soledad" d'Albert Serra. (DULAC DISTRIBUTION).


Et si ce film était (déjà) le dernier film réalisé sur la corrida ?

Le réalisateur Albert Serra livre un objet cinématographique singulier, après avoir suivi pendant deux années, le torero péruvien Andrés Roca Rey, star internationale des arènes.

Ce film renouvelle totalement les codes du documentaire taurin et annonce, par la même occasion, la fin d'un monde. Celui de la corrida avec mise à mort.

SOLITUDE

En filmant le torero au plus près, le réalisateur scrute un acteur d'une tradition séculaire, devenue une sorte d'absurdité anachronique à notre époque.

Alors que l'interdiction de la corrida progresse dans les pays de tradition taurine - de la Catalogne en Espagne au Mexique, et bientôt la Bolivie (en 2027) -, sa disparition semble inéluctable, la mort et la souffrance animale étant de moins en moins tolérables pour nos contemporains.

Bande-annonce du film "Tardes de soledad" d'Albert Serra. (DULAC DISTRIBUTION). © Dulac Distribution

D'emblée, le titre du film, Tardes de soledad – « après-midi de solitude » –, évoque une solitude existentielle. Mais, de qui ? Du torero, du taureau, ou bien, du spectateur ? Bien que ce dernier soit à l'abri du danger dans son fauteuil, il est emporté dans l'arène, au cœur de l'action.

Et il y a quelque chose d'insupportable dans le fait d'avoir l'impression d'être seul face à ce spectacle terrible. Le film est une immersion. C'est sa force.

VISION

En abordant ce sujet, Albert Serra était conscient de s'aventurer en terrain miné. Pourtant, il parvient à éviter certains écueils. Sa position est simple. Il ne moralise pas, il montre. La violence intrinsèque n'est pas pour autant évacuée. Elle est omniprésente.

Le film ne se présente donc ni comme un éloge ni comme une condamnation de la tauromachie. D'ailleurs, le débat habituel, pour ou contre la corrida, est absent. Le parti pris de Serra : laisser le spectateur face à lui-même. Seul face à ce qu'il ressent, à ce qu'il pense. Une violence s'exerce sur lui, suscitant une série d'émotions : effroi, horreur, fascination, dégoût, culpabilité, colère.

C'est peut-être cette ambivalence qui explique l'attrait du documentaire, séduisant à la fois les aficionados par la beauté de ses images et quelques détracteurs par son insistance à montrer la souffrance du taureau.

Le film se distingue immédiatement des documentaires taurins classiques par plusieurs choix radicaux : pas de voix narrative, aucune tentative d'initiation aux codes complexes de la corrida, ni de réquisitoire contre la cruauté envers les animaux, ni de justification de la tradition, aucune vue des spectateurs et aucune musique ajoutée pour amplifier l'émotion.

Certaines scènes, plus attendues, sont néanmoins présentes, comme celles qui détaillent le cérémonial d'avant-combat : le baiser sur le portrait de la Vierge, la concentration mutique du torero, et la séquence d'habillage, où l'allusion homoérotique est perceptible entre le torero et son valet d'épée qui le soulève pour l'aider à enfiler son costume.

Les sous-vêtements du matador – collant et bas –, épousant les lignes de son corps svelte et musclé, suggèrent une forme de travestissement.

Autant d'éléments qui mettent en lumière l'ambiguïté sexuelle du torero, un aspect notamment relevé par l'anthropologue britannique Julian Pitt-Rivers.

AMBIVALENCE

Que se joue-t-il au juste dans la corrida ? Elle apparaît comme une représentation énigmatique des polarités masculine et féminine.

Dans une première phase, le taureau incarne naturellement le principe masculin, mâle, doté de cornes phalliques prêtes à pénétrer le corps du torero. Ce dernier, en revanche, figure le principe féminin, paré de couleurs vives – l'habit de lumière – et maniant sa cape pour séduire, leurrer et attirer le taureau afin de le dominer.

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Scène de l'habillement du torero Andrés Roca Rey dans "Tardes de soledad" d'Albert Serra. (DULAC DISTRIBUTION).

Cependant, dans une seconde phase, la dynamique s'inverse.

Le torero s'approprie symboliquement la puissance mâle du taureau afin d'accomplir, à son tour, le geste de pénétration virile. Bien que très répandue, cette interprétation est souvent rejetée par le milieu taurin, qui y voit un affront inacceptable à la virilité du torero. Elle l'est également pour les progressistes, mais pour une autre raison, parce qu'elle véhicule une image trop dégradante du rapport masculin-féminin.

Dès lors, la question la plus dérangeante devient : qui va pénétrer l'autre ? Une interrogation fréquemment soulevée par le philosophe Francis Wolff, auteur de Philosophie de la corrida.

Pourtant, le monde taurin, comme pour conjurer le sort, ne cesse de glorifier la virilité du torero, qui parfois confine au grotesque. Sa garde rapprochée lui répète en permanence qu'il a des «cojones» pour célébrer son courage.

La corrida révèle les symptômes d'une société qui n'accepte plus certaines réalités intolérables : la souffrance et la mort d'un animal, le rapport de domination, la virilité négative, la dépréciation du féminin – tout un inconscient archaïque maintenu. Mais tout cela n'est pas clairement dit, c'est à décrypter, à interpréter.

Le film privilégie des choix esthétiques précis. La caméra se concentre sur Andrés Roca Rey, présent dans presque chaque plan. Et lorsqu'il n'est pas à l'image, c'est le taureau.

La caméra se fait lance, pique, banderille. Elle ne s'enracine pas durablement dans le sable de l'arène, mais se plante et se replante avec une rapidité déconcertante, capturant des fragments d'action au plus près des corps, de la poussière soulevée, du sang qui coule. Mais, en réalité, la caméra n'est jamais dans l'arène, tout est filmé de loin en plans rapprochés.

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Le torero Andrés Roca Rey dans "Tardes de soledad" d'Albert Serra. (DULAC DISTRIBUTION).

Il y a dans Tardes de soledad une mobilité de la caméra qui déconcerte autant qu'elle captive.

Loin des plans fixes contemplatifs ou des mouvements amples, la grammaire visuelle élaborée par Albert Serra repose sur une trilogie singulière : un regard ancré au ras du sol, un cadrage serré et un montage court.

Cette approche n'est pas qu'un simple effet esthétique, mais une véritable stratégie pour plonger le spectateur au cœur de la violence.

Pas de montée en puissance progressive, pas de construction dramatique attendue, mais une projection du spectateur dans l'œil du cyclone des conflits.

Serra filme avec sobriété. Il refuse tout symbolisme appuyé ou intention métaphysique. Il en ressort une sorte d'abstraction formelle.

Cette absence apparente d'intention a paradoxalement pour effet de décupler la violence des sentiments ressentis par le spectateur, privé de toute distance protectrice.

En somme, le film de Serra révèle dans la figure du torero une forme contemporaine de l'humanité destructrice. La sentence de Deleuze, convoquant le héros nietzschéen qui «vainc les montres, pose les énigmes, mais ignore l'énigme et le monstre qu'il est lui-même», trouve ici son actualisation suprême. Car la tragédie, c'est bien la souffrance et la mort du taureau.

Pourtant, au-delà de cette sombre constatation, subsiste un secret que le film effleure : le duende, cette grâce intérieure, ce risque total pris par le torero et, d'une manière générale, par tout créateur pour emporter son public dans un ravissement partagé.

Sans doute est-ce dans cette fragile et éphémère manifestation, arrachée à toute célébration de la destruction, que se loge la transmission de l'intention créatrice humaine. Mais, peut-on seulement sauver le duende pour notre temps ?

Par Eric Monsinjon


Illustration 5
Affiche de "Tardes de soledad" d'Albert Serra. (DULAC DISTRIBUTION).

TARDES DE SOLEDAD
Un film d'Albert Serra
Actuellement au cinéma
Espagne, France, Portugal, 2024
Durée : 2h05
Scénario : Albert Serra

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