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« Isou était créateur et moi je devais lui répondre en créateur (...) »
« Il faut dire que je suis un périphérique. Je n'aime pas être le centre. »
Marc'O, citations extraites de L'Art d'en sortir, livre d'entretien avec Gérard Berréby, Éditions Allia, 2025.
Marc-Gilbert Guillaumin, dit Marc'O : cinéaste et metteur en scène d'avant-garde français né à Clermont-Ferrand en 1927, dans une famille bourgeoise. Résistant dès l'âge de 14 ans. Blessé à quinze.
Contrairement à la plupart de ceux qui sont passés de l'avant-garde à une carrière confortable dans la société du spectacle, n'a rien renié de ses idées radicales. A vécu dans les marges, ce qui suffit à faire de lui une figure de l'ombre à l'influence secrète, souterraine. N'a jamais fait d'art acceptable. N'a jamais voulu plaire. A eu pour unique devise : «Est créateur celui qui rend capable de rendre créateur l'autre à qui il s'adresse».
HISTOIRE D'O
Arrive à Paris en 1949 avec l'ambition de devenir artiste. Fréquente les caves de Saint-Germain-des-Prés. Découvre les existentialistes, les surréalistes, le be-bop. Se mêle à la jeunesse insurrectionnelle du quartier latin. Devient au fil du temps l'ami du Tout-Paris : les frères Vian, Jean Wahl, Breton, Cocteau, Isou, Debord, Eustache, Lacan, mais aussi Cohn-Bendit, Jean-Jacques Schuhl, Catherine Ringer ...
1950. Rencontre Isidore Isou, le créateur du lettrisme au Tabou. S'improvise producteur du premier film du lettriste : le mythique Traité de Bave et d’Éternité (1951). Première explosion souterraine du cinéma d'après-guerre : montage discrépant écartelant le synchronisme image-son. Ciselure agressive de la pellicule. Est fasciné par la rage créatrice d'Isou.
Participe au commando lettriste chargé de projeter de force le Traité au Festival de Cannes : séquestration du projectionniste, salle scandalisée. Cocteau en ressort ébloui.
Organise les premiers récitals de poésie lettriste au Tabou. Les vociférations rythmiques de Gabriel Pomerand enflamment les nuits du club de jazz de la rue Dauphine.
La mode est aux doubles prénoms chez les lettristes - Jean-Isidore Isou, Gil J Wolman, Guy-Ernest Debord. Abandonne Marc-Gilbert Guillaumin. Devient Marc’O. Se réinitialise en s’apostrophant. Se fait voyelle. Le «O» est une remise à zéro. Allusion subliminale à la naissance latente des voyelles rimbaldiennes.*
LETTRISME VOLÉ
Ce qui l'intéresse dans le lettrisme, ce n'est pas tant la poésie phonétique, la peinture ou le roman à signes, mais bien le cinéma. Une certaine dislocation du cinéma.
1952. Lance Ion, revue de cinéma lettriste. Publie Isou, Pomerand, Dufrêne, Wolman, Poucette. Y fait paraître la première version de Hurlements en faveur de Sade de Guy Debord, qui contenait encore des images. Y glisse aussi son propre manifeste : Première manifestation d’un cinéma nucléaire. Rêve alors d’un cinéma sans dieu ni maître. Rejette la toute-puissance du réalisateur et rend le pouvoir aux spectateurs. Participer. Créer. Oui, mais à la destruction du cinéma.
A plusieurs dettes envers Isou. Lui emprunte sa théorie du ciselant : la destruction. Mène des recherches inspirées de son Film-débat (1952), où les discussions enflammées des spectateurs suffisent à faire œuvre.
Les réserves envers Isou deviennent de plus en plus explicites. Debord fonde en 1952 l'Internationale lettriste. C'est le Debord pré-situationniste. Lui aussi s'éloigne d'Isou. En 1953, fonde à son tour un mouvement et une revue : Le Soulèvement de la Jeunesse. Mais, les scissions sont toutes relatives. Elles reprennent les mots d’Isou pour se baptiser. Debord garde le terme lettriste. Et Le Soulèvement de la Jeunesse est très exactement le titre d'un manifeste d'Isou de 1949.
Présente Closed Vision à Cannes, en 1954. Monologue joycien cherchant sa voie formelle entre la dissociation lettriste (montage discrépant) et l'association libre surréaliste (montage automatique). Le film intrigue naturellement Luis Buñuel.
Lance des concepts : l’englobant, proche du détournement situationniste ; le Sync', qui cherche une synchronisation rythmique dans le jeu des acteurs. Parle admirablement du jeune Debord : «C'est très important de connaître quelqu'un à ses débuts. Parce que comme on dit dans la théorie du chaos : les conditions initiales sont là».
Cite Lautréamont - «La poésie doit être faite par tous»-, qu'il déplace au théâtre. Efface toujours le metteur en scène, mais, cette fois, pour mettre en avant les acteurs. Ces derniers doivent participer à la création. Donne le pouvoir. Son pouvoir de metteur en scène. Le mot spectacle ne signifie-t-il pas littéralement «donner à voir» ?
Puise ailleurs aussi. Chez Brecht, la distanciation. Chez Grotowski, le théâtre pauvre. Dans le happening et le Living Theater, les formes libres et non mimétiques. Croit à l’acteur-source, à l’improvisation, à la scène comme laboratoire.

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CRÉPUSCULE DES IDOLES
Puis vient le choc. Les Idoles, 1967. D’abord la pièce musicale. Puis le film, son œuvre la plus célèbre. Pas un objet culturel. Un dispositif. Une machine critique. Anticipe la société du spectacle, mais de l'intérieur. Mime ses codes, les tord, les retourne. Engage de faux chanteurs pour jouer de vraies idoles : Bulle Ogier, Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon.
Invente un théâtre à durée variable, selon le désir d'improvisation des acteurs. L'espace de jeu est un ring. Deux billets sont offerts à ceux qui arriveront à moto à l'intérieur du théâtre. La scène est ouverte à l’inattendu.
Continue. Écrit. Monte en 1976 un opéra-rock avec Catherine Ringer. Explore les «nouvelles images», dès les années 1970. Préfigure l’art numérique. Disparaît parfois. Puis revient. Toujours transversal. Crée la revue Les périphériques vous parlent.
Vit en retrait du monde. Meurt à Paris le 11 juin 2025. Peu d'hommages ont lieu. Les marges ne font pas la une.
A été copié, mais jamais récupéré. Sans doute y-a-t-il quelque chose d'inassimilable en lui. L'avant-garde s'alimente toujours à des foyers secrets.
Par Eric Monsinjon
* O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
Arthur Rimbaud, extrait de Voyelles.
Marc’O en quelques dates
1927 – Naissance à Clermont-Ferrand
1950 – Rencontre Isidore Isou, le créateur du lettrisme
1951 – Produit Traité de Bave et d’Éternité, premier long-métrage d’Isou
1952 – Publie Ion, une revue de cinéma lettriste
1954 – Réalise Closed Vision, son premier long-métrage expérimental
1967 – Adapte au cinéma sa pièce Les Idoles
1984 – Expose la vidéo et multivision, La Vocation de saint Matthieu, au Centre Pompidou
1992 – Fonde le Laboratoire d’Études Pratiques sur le Changement et le groupe Génération Chaos
2025 – Décède à Paris à l’âge de 98 ans