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                    « La peinture ne me paraissait plus devoir être fonctionnellement reliée au regard.»
Yves Klein, 1961.
Le 28 avril 1958, le jour de ses trente ans, Yves Klein inaugure une exposition à la Galerie Iris Clert à Paris, dans laquelle aucun tableau, aucune sculpture, aucun objet ne sont visibles. Sidérant ! Cette manifestation, rapidement baptisée « l’exposition du vide », va bouleverser l'histoire de l'art. Alors qu'il est connu pour ses peintures monochromes outremer, l’artiste entend donner une nouvelle impulsion à son œuvre. Il opère ce qu'il appelle une « immatérialisation du tableau ». Son idée : « créer une ambiance, un climat pictural invisible mais présent ». Supercherie ou coup de génie ? Prenons Yves Klein au sérieux, car il pose une série de questions essentielles : l’art peut-il devenir immatériel ? Doit-il échapper à toute perception visuelle ?
Par où prendre le problème ? Pour commencer, on cherchera les prédécesseurs de l'artiste. Evidemment, on trouvera Marcel Duchamp et son fameux Air de Paris (1919), une simple ampoule pharmaceutique de 50 cm3 exposée totalement vide. C'est tout. De quoi s'agit-il ? D'un ready-made de vide, ou de la négation de celui-ci. Un anti-ready-made ? Difficile à dire. Moins évident, on trouvera un autre précurseur : Isidore Isou. En effet, le fondateur du lettrisme avait inventé, dès 1956, un « art infinitésimal » invitant les spectateurs à imaginer mentalement une œuvre d’art à partir d’un manifeste théorique, ou d'un support immaculé. En tout cas, ce qui est sûr et peu connu, c’est qu’Yves Klein connaissait ses recherches puisqu’il fréquentait régulièrement les soirées lettristes qui enflammaient le Saint-Germain-des-Prés de l’après-guerre.
Revenons à Yves Klein. Selon lui, l’art doit dépasser sa dimension purement matérielle. La couleur physique constitue encore un obstacle. Pour aller plus loin, il lui faut projeter l’art au-delà du visible.
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                    En 1959, il donne une dimension cérémoniale à l'immatérialité lors d'une exposition à Anvers en Belgique. Le jour du vernissage, il se place dans une salle vide du musée et, devant des spectateurs ébahis, prononce un discours décrivant l’apparition d'une couleur immatérielle dans l'espace environnant. Son objectif : séparer la couleur de sa base matérielle. Mystique !
La même année, l'artiste va plus loin en organisant d’incroyables cessions de « zones de sensibilité picturale immatérielle ». Ces actions consistent à disperser des feuilles d’or dans la Seine et à brûler le reçu certifiant leur vente. Plus rien ne subsiste, ni l’œuvre, ni la preuve de sa présence. Fort heureusement, il existe des photographies de ces séances, seuls témoignages de ce geste artistique éphémère. C'est une nouvelle manière de concevoir l'oeuvre d'art qui préfigure l'art conceptuel.
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                    Yves Klein ouvre plusieurs univers esthétiques simultanément. Il laisse en héritage des empreintes de corps et des traces d'intempéries sur ses toiles, des tableaux réalisés au lance-flamme, des architectures de l’air, un globe terrestre en lévitation, il ouvre des voies métaphysiques, s'élance dans le vide, poursuit une quête alchimique, traverse les éléments physiques des Anciens, terre, air, eau, feu, révèle l'usage spirituel de l'or à l'époque moderne comme jadis les peintres d'icônes, gagne des victoires secrètes, tout cela est-il racontable ?
Ainsi les œuvres les plus radicales de l'artiste privent le spectateur de leur dimension visuelle. Dès lors, quelle expérience pouvons-nous faire de son œuvre ? Une expérience intérieure assurément, comme une initiation spirituelle. Une initiation à une autre forme d'art, c'est-à-dire à un art qui se dématérialise progressivement sous nos yeux. Désormais, deux mondes existent en art : le monde matériel, bien connu, et le monde immatériel, métaphysique. L’initiation consiste peut-être à trouver le passage entre ces deux mondes.
Par Eric Monsinjon
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