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« Jamais plus je ne dirai : je suis ceci ou cela, il est ceci, il est cela… »
Virginia Woolf
« Le plus profond, c'est la peau.»
Paul Valéry
Pour les amoureux du surréalisme, le nom de Meret Oppenheim évoque immédiatement Le Déjeuner en fourrure (1936), une œuvre légendaire composée d'une tasse, de sa soucoupe et sa petite cuillère entièrement recouvertes de fourrure.
Née en 1913 à Berlin, décédée en 1985 à Bâle, l’artiste est d’origine suisse. La Suisse, de sa jeunesse, a vu naître Dada et la psychanalyse jungienne à Zurich, ainsi que la communauté artistique du Monte Verità à Ascona.

Nomade, elle a néanmoins passé une grande partie de sa vie en France qui sera sa deuxième patrie.
Meret Oppenheim est l'une des créatrices les plus importantes du surréalisme. Elle est surtout connue pour ses objets à fonctionnement symboliques. Il s’agit de simples objets du quotidien transmutés en œuvres d’art que l’on appelle des ready-made. Elle agence les objets de manière automatique, inconsciente, en s'inspirant de ses rêves.
SUR-RÉALISME
Il y a un agencement-Oppenheim. Un agencement organique qui entretient un rapport intime avec la peau. A vrai dire, il existe deux types d’agencements, ceux qui se déploient sur la peau et ceux qui s'immiscent sous la peau.
Pour le premier type, l'artiste choisit des objets domestiques en contact direct avec le corps, vêtements, chaussures, bijoux, qu'elle travestit et détourne de leur fonction initiale pour les emporter ailleurs.

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Les agencements se font à la surface des choses, par recouvrement ou enveloppement. Si cela évoque L'Enigme d'Isidore Ducasse (1920) de Man Ray, le tout premier empaquetage de l'histoire de l'art, Oppenheim cherche, de son côté, à revêtir les objets d’une seconde peau de façon à déclencher une nouvelle expérience perceptive et sensorielle.
Dans Le Déjeuner en fourrure, l’artiste tente de créer une impression désagréable en suggérant le contact des poils sur les lèvres du buveur. Tout se passe comme si les sensations se connectaient les unes aux autres. La vision se fait alors sensation tactile et sensation gustative, sans qu'il y ait besoin pour cela de toucher ou de boire dans la tasse.

L’idée étant d’intensifier l’irritabilité des sensations par synesthésie.
Oppenheim invente la possibilité d’un art de la peau animale. Tout commence en 1936, à Paris. A l’occasion d’un rendez-vous au café de Flore avec Dora Maar et Pablo Picasso, Oppenheim arrive vêtue d’un sublime manteau de fourrure avec à son poignet un bracelet doublé lui-aussi de fourrure. La réaction est immédiate. Picasso lui suggère alors de tout recouvrir de fourrure, la tasse, la brasserie, le monde. Ainsi naquit Le Déjeuner en fourrure.
La fourrure double le monde réel. Elle est la manifestation de l’animalité, de la sensualité, mais aussi de l’artificialité ostentatoire du luxe bourgeois. Tout un monde des apparences et des doubles.
Le mot « surréalisme » a-t-il révélé toute la portée de son préfixe « sur » ? La création surréaliste superpose un monde qui s’accorde à nos désirs inconscients. Le fameux sur-réel.

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D’ailleurs, les grands agencements du surréalisme ne fonctionnent pas autrement : les Rayogrammes de Man Ray ne sont-ils pas des photographies réalisées, sans appareil, à partir d’objets posés sur un papier directement impressionné ? Le frottage de Max Ernst n’est-il pas à son origine une empreinte sur papier de microscopiques reliefs d’une lame de parquet ? Si le surréalisme est un double du réel, il n’y a aucune raison que cette idée ne s’étende pas à l’ensemble de l’art, en tant que doublure totale du monde.
GRANDS TRANSPARENTS
Le second type d’agencements est plus rare, plus tardif, puisqu’il intervient dans les dernières années de la vie de Meret Oppenheim. Tout s'inverse. Cette fois, il s'agit d’aller sous la peau, de traverser les apparences et les tissus.

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Comment voir à travers la peau ? Dans son Autoportrait aux rayons X, l’artiste révèle son squelette de profil paré de bijoux. L’idée est de sonder ce qu'il y a de plus profond dans un corps, en allant au-delà de la membrane qui protège un organisme. Sa peau devient invisible, ses os d'un noir translucide, et ses bagues et boucles d'oreilles, des traits et des cercles graphiques.
Une autre question hante l'artiste : comment faire remonter les artères à la surface d’un épiderme ? Pour cela, Meret Oppenheim invente une œuvre d’un grand raffinement dans laquelle les veines des mains affleurent à la surface de gants bleus. Dès lors la peau n'est plus un obstacle à la perception. La vision devient extra-lucide, organique, viscérale.

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EROS ET THANATOS
Le peintre James Ensor (1860-1949) n’était pas très éloigné des préoccupations de Meret Oppenheim lorsqu’il peignait presque exclusivement des masques et des crânes. Il aimait montrer, lui-aussi, ce qui se trouve sur et sous la peau. Autrement dit, signifier l'opposition des apparences et des essences afin de dissiper les illusions trompeuses et ainsi d'atteindre à la vérité nue et sans fard de l’existence humaine. Un crâne de James Ensor, une radiographie de Meret Oppenheim, deux manières de renouveler le thème des Vanités et du Memento mori.

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En dernière instance, il apparaît que les deux types d'agencements sont les deux faces de l’opposition Eros-Thanatos. L’Eros est accentué par l’association d’objets qui, une fois assemblés, font penser à des organes sexuels, masculins ou féminins, voire androgyne, des invaginations de surfaces ou des érections de volumes.

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Chose étonnante, le corps est rarement donné dans sa totalité, mais évoqué de manière fragmentaire. On discerne des doigts aux ongles carmin qui sortent à peine de pattes-mitaines, ou des doigts de pieds dépassant timidement d'un escarpin. Mais si l’humain est rare, c'est parce qu'il est tout entier dans les objets, toujours anthropomorphiques et zoomorphiques.

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Comme chaque règle a ses exceptions, Le Festin (1959) se distingue en présentant, lors d’une exposition surréaliste, le corps d’une femme entièrement nue sur lequel un buffet a été dressé. Les convives se livrent alors à un étrange rituel anthropophage au cours duquel Eros et Thanatos se réconcilient symboliquement.
Avec Meret Oppenheim, nous quittons les rives de la logique pour d'autres contrées plus libres. Là-bas, les frontières entre l'humain, l'animal et les objets se confondent à l'infini.
Par Eric Monsinjon

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Les Choses
Une histoire de la nature morte
Exposition jusqu'au 23 janvier 2023.
Musée du Louvre, Paris.