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L'exposition Fiers Saltimbanques !, que le musée des Beaux-Arts de Châlons-en-Champagne consacre actuellement à la figure du saltimbanque, est époustouflante. A double titre. D'abord, elle présente une histoire du monde forain jusqu'à l'avènement du "cirque moderne". Ensuite, elle retrace une histoire des arts visuels qui en font leur thème central. Ainsi, un pont est jeté entre l'histoire du cirque et l'histoire de l'art.

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Le décor est planté. À l'entrée de l'exposition, un illusionniste du XVIe siècle cache une noix de muscade sous l'un de ses gobelets. Un homme riche, penché en avant, a parié. Une grenouille s'échappe de sa bouche, métaphore des illusions qu'il a avalées. Hypnotisé par le magicien, il ne remarque pas le faux prêtre à gauche de la scène qui le détrousse. Existe-t-il d'autres complices dans l'assemblée ?

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Ce tableau, intitulé L'Escamoteur et attribué à un suiveur de Jérôme Bosch, laisse planer le mystère. Bien que réalisée à la Renaissance, cette peinture illustre magistralement la persistance des mécanismes de manipulation et la crédulité humaine.
Tout cela semble très actuel, comme d'assister à une séance de bunto dans une rue de Montmartre à Paris, ou d'être confronté à des pickpockets dans un lieu touristique. Ce magnifique tableau fait partie des remarquables prêts de l'exposition. Il provient du musée municipal de Saint-Germain-en-Laye, d'où il ne sort presque jamais, car il été, lui-même, volé à deux reprises. L'Escamoteur a été escamoté.
STIGMATISÉS ET CÉLÉBRÉS
Paradistes, farceurs, jongleurs, funambules, danseurs de corde, montreurs de bêtes, bateleurs peuplent les tréteaux de notre imaginaire collectif. Un imaginaire souvent façonné par le souvenir de films emblématiques : le drolatique Cirque de Charlie Chaplin, l'effrayant Freaks de Tod Browning, l'extravagant La Strada de Federico Fellini, ou encore la féerie des scènes de foire dans Les Enfants du Paradis de Marcel Carné. C'est d'ailleurs ce dernier qui donne son titre à la première partie de l'exposition.

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D'où vient le terme «saltimbanque» ? Il signifie littéralement «celui qui saute sur le banc», dérivé de l'italien salta et banco. Si le mot apparaît au cours du XVIe siècle, la pratique, elle, est attestée dès l'Antiquité. D'abord mal perçus, voire diabolisés par l'Église, les saltimbanques voient leur image évoluer positivement au cours du XIXe siècle, lorsque les artistes romantiques les célèbrent dans leurs œuvres.
Cette reconnaissance leur confère un nouveau statut dans la société. Dès lors, ils deviennent une source d'inspiration pour les artistes. Ils incarnent une forme de liberté absolue : liberté de créer, de se déplacer et de vivre en marge de la société. Les artistes modernes ressentent une connivence nostalgique avec l'univers de la parade et de la féerie, s'identifiant souvent aux figures du clown ou de l'acrobate.

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Les trois commissaires de l'exposition - l'historien du cirque et écrivain Pascal Jacob, la conservatrice et directrice du musée Clémentine Lemire et la chercheuse et autrice Marika Maymard - montrent avec acuité comment l'univers des foires et du cirque a participé au développement de la peinture de genre en Europe, faisant de ce sujet un thème de représentation à part entière.
CURIOSITÉ ET PEUR
La traversée chronologique proposée par l'exposition dévoile une profusion incroyable de pratiques et d'exploits exécutés par les artistes dans les foires et sur les places publiques. La foule est attirée par la curiosité autant que par la peur.
Seuls ou en groupe, ces artistes réalisent souvent leurs prouesses avec des objets simples du quotidien : cordes, chaises et bancs sont détournés de leur usage habituel pour des performances spectaculaires. Le public est ébloui par ces démonstrations d'agilité, de force et de grâce.

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Des figures historiques restent gravées dans les mémoires : la légendaire funambule Madame Saqui, qui se produisait encore à l'âge de soixante-dix ans, ou encore le funambule Jean-François Blondin, célèbre pour avoir traversé les chutes du Niagara plus de trois cents fois. Certains artistes, experts dans une discipline spécifique, révèlent également un corps protéiforme jonglant entre funambulisme et illusionnisme au gré de leurs performances.
BARAQUE À FREAKS
La deuxième section de l'exposition convoque les imaginaires de la marge à travers les œuvres de Daumier et Chagall. Ces artistes décryptent les types physiques et sociologiques des saltimbanques, qui sont érigés en idéaux de liberté.
Ils deviennent ainsi l'oriflamme fascinante d'une contre-culture, un cri de ralliement des marges, des minorités et des laissés-pour-compte.

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Cependant, il y a aussi ce théâtre de la cruauté, particulièrement l'univers des baraques voisines des chapiteaux qui exhibaient toutes sortes de phénomènes de foire : géants musculeux, femmes à barbe, nains, hommes-troncs et personnes atteintes de difformités physiques.

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SUBVERSION
Enfin, l'industrialisation et la guerre transforment la territorialité des foires, déplaçant les artistes vers les périphéries. Les saltimbanques, décimés par la guerre de 1870, renaissent dans le cirque ennobli, tandis que les foires se métamorphosent en spectacles modernes. Fleurissent alors des spectacles exhibant la force et la virilité des hommes dans une France obsédée par sa propre puissance perdue.

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À la fin de la visite de l'exposition, le monde des saltimbanques apparaît comme une sphère de subversion totale de la société.
Le saltimbanque se fait le réceptacle d'une critique sous-tendue du pouvoir. Les scènes de foire et les performances du cirque agissent comme un miroir déformant de la société.

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Alexis Grüss (1944-2024), récemment disparu, exprimait cette idée avec sa célèbre formule : «Le cirque, c'est le reflet de la société, avec ses trois personnages : le clown, Auguste, et monsieur Loyal, représentant respectivement le président, le peuple et la police».
Il est vrai que les saltimbanques pratiquent depuis toujours une forme d'inversion des codes d'apparence de la société. Ils marchent à l'envers, sur les mains, et travestissent les costumes en outils de dérision. Ainsi, la couronne d'un roi se métamorphose en une perruque tricuspide évoquant les cornes d'un diable. De même, la fraise haute du noble s'affaisse et s'applatit chez le clown. Autant de détournements emportés par un grand rire grotesque et troublant, comme la sublime cruauté du destin.
Par Eric Monsinjon
Exposition Fiers Saltimbanques !
Vus par Bosch, Daumier, Chagall et Rouault
Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Châlons-en-Champagne
Place Alexandre Godart
51000 - Châlons-en-Champagne
Du lundi au vendredi, de 14h à 18h.
Samedi et dimanche, de 10h à 12h et de 14h à 18h
Jusqu'au 22 septembre 2024
Catalogue de l'exposition
Riche de 240 pages illustrées en couleur, le catalogue comprend des essais et des notices d'œuvres rédigées par :
Les commissaires de l'exposition :
- Pascal Jacob, historien du cirque, auteur, directeur artistique du Cirque Phénix et du Festival Mondial du cirque de Demain.
- Clémentine Lemire, conservatrice du patrimoine et directrice des musées de Châlons-en-Champagne.
- Marika Maymard, chercheuse, autrice et coordinatrice éditoriale et iconographique de l'Encyclopédie des arts du cirque pour le BnF et le CNAC.
Les auteurs invités pour leur expertise :
- Nathalie Bondil, conservatrice du patrimoine et directrice du musée et des expositions de l'Institut du Monde Arabe à Paris.
- Aurélie Carré, conservatrice en chef du patrimoine et directrice du musée comtois et muséum de Besançon.
Le catalogue sera vendu pendant toute la durée de l'exposition à la boutique du musée au prix de 30 euros.
