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Billet de blog 16 octobre 2022

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En chien de Füssli

Dans l’exposition que le musée Jacquemart-André consacre actuellement au peintre Suisse, il y a cet énigmatique tableau avec ce berger endormi et, surtout, ce chien à la silhouette surnaturelle. Quel présage l'animal annonce-t-il ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Johann Heinrich Füssli, Lycidas, 1796-1799. Huile sur toile, 111 x 87,5 cm. Collection particulière.

« Les rêves sont l'une des régions les moins explorées de l'art »
Füssli, Aphorisme 231.



Un jeune berger s’est assoupi sous le clair de lune. Le sang bat sous sa peau, et un mince croissant de lune s’apprête à luire dans le crépuscule. Et puis, il y a ce chien. Il n’est pas visible immédiatement au premier regard, car il s’agit, plus exactement, de l’ombre d’un chien. Sa silhouette, bleu foncé, se détache sur le firmament. Cet étonnant tableau a pour titre Lycidas, il a été peint par Johann Heinrich Füssli.

Le peintre britannique d’origine suisse est né en 1741, à Zurich, et est décédé en 1825, à Londres. Figure majeure du romantisme noir anglais, il est l’inventeur d’une peinture qui met en scène un théâtre peuplé de créatures aux pulsions inconscientes. Peintre de la nuit, il est connu pour son tableau, Le Cauchemar, qui exhibe une femme livrée à des monstres aux yeux luisant de lubricité. Une œuvre qui fascinera Sigmund Freud et les surréalistes.

Illustration 2
Johann Heinrich Füssli, Le Cauchemar, 1781. Huile sur toile, 101,6 × 127,7 cm. Detroit Institute of Arts (U.S.A.).

Revenons à Lycidas. Quel en est le vrai sujet ? Lycidas est un poème de John Milton (1608-1674) dédié à la mémoire de son ami Edward King qui s'était noyé, en août 1637, lors du naufrage de son bateau en mer d'Irlande. Pour l'hommage à son ami, Milton choisit l’élégie pastorale à l'Antique. Edward King y devient alors Lycidas, un héros grec que l'on retrouve berger chez le poète latin Virgile.

Füssli va réussir le tour de force d’en livrer une version à la fois très personnelle et très proche du poème de Milton. L'état crépusculaire du poème conduit le peintre à privilégier une composition plus sobre que le reste de sa production.

Le peintre rejette l'illustration servile. Il n’a pas besoin de représenter la mer pour signifier le naufrage de Lycidas. Son génie va consister à peindre un grand ciel bleu, vide, sans nuage. Une voûte céleste qui se pose comme un « manteau bleu ». Comme dans un songe, le ciel devient la mer, emportant le naufragé.

Autre point important, Füssli comprend que le poème est ambigu, ou plutôt qu’il contient un symbolisme christique. Dans un premier temps, Milton affirme que le berger Lycidas est mort :

« Ah ! cruel changement ! te savoir disparu !
Te savoir pour jamais disparu sans retour ! »

Puis, plus loin :

« Ne pleurez plus, plaintifs Bergers ! ne pleurez plus
Car Lycidas, l’objet de vos pleurs, n’est pas mort,
Même restant plongé sous la voûte liquide ! »

Alors, est-il encore vivant ou mort ? Milton ne tranche pas la question. Füssli non plus. Il y a deux possibilités, selon les commentateurs. Soit Lycidas meurt comme tous les êtres humains et reste sur terre. Soit, au contraire, il quitte la terre pour devenir immortel. Füssli choisit de représenter un homme qui semble dormir et non mourir.

Illustration 3
Johann Heinrich Füssli, La Solitude de l'Aube, sans date. Huile sur toile. Le motif du berger figure dans plusieurs oeuvres, et le chien, qui n'est plus une ombre, apparaît ici plus distinctement.

Et c'est là que le chien va jouer un rôle décisif. Celui-ci ne figure pas dans le poème de Milton, c’est une invention de Füssli. L'artiste considère que l’animal est l’indispensable compagnon du berger, voire de l'être humain en général. Il est vrai que le chien symbolise la Fidélité dans la peinture classique. Füssli sait tout cela.

Si l'on regarde avec attention l'ombre du chien de Lycidas, il semble être entre deux mondes, le rêve et la réalité, le visible et l'invisible, la vie et la mort. De plus, l'animal semble irrésistiblement attiré par la présence de la lune. Il n'est pas improbable d'imaginer qu'il hurle à la mort.

Le chien fonctionne ici comme un être intercesseur, un animal psychopompe, autrement dit un être qui conduit les âmes des morts dans l’au-delà. Comme le dieu Anubis de la mythologie égyptienne, le chien reste littéralement fidèle, jusqu’à la mort, et même au-delà.

La manifestation de l'animal, sous la forme d'une ombre, souligne sa qualité de passeur. Il est là pour escorter l'âme de Lycidas dans l'autre monde, probablement dans le Paradis perdu qu'affectionnait tant John Milton. Mais en réalité, il y a deux bêtes tapies dans cette ombre bleue, le chien-animal qui hurle à la lune et le Chien constellation céleste.

Par Eric Monsinjon



Exposition Füssli, entre rêve et fantastique
Jusqu'au 23 janvier 2023.
158, boulevard Haussmann
75008 Paris

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