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Billet de blog 19 mai 2024

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Brancusi n'est pas une idole

L'exposition Brancusi au Centre Pompidou n'y échappe pas : ses sculptures au style épuré sont constamment comparées aux idoles grecques de l'Antiquité, en raison de leur apparente similitude, mais un examen plus attentif révèle de profondes différences. Explications.

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Illustration 1
A gauche, Tête d'idole cycladique, de 3200 av. JC - 2000 av. JC, marbre, Musée du Louvre, Paris. A droite, Constantin Brancusi, Une Muse, 1912, plâtre, Centre Pompidou, Paris.

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A première vue, ces deux œuvres se ressemblent de manière incontestable. Cependant, en y regardant de plus près, elles se révèlent profondément différentes. Près de 5000 ans séparent leur réalisation. 

APPARAÎTRE

La tête en marbre, dont seul le nez émerge du visage poli, est une sculpture emblématique de l'archipel des Cyclades de l'âge du bronze ancien. Complète, la statue devait mesurer environ 1,50 mètre de haut. Elle représentait probablement une femme nue, au corps lisse, les bras croisés sous la poitrine, semblable à d'autres versions plus complètes retrouvées.

Bien que baptisée « idole » par les archéologues, sa fonction reste mystérieuse. S'agit-il d'une déesse de la fertilité, d'une défunte ou d'une servante de l'au-delà ? Les statuettes cycladiques, aux formes si pures et géométriques, sont les prémices schématiques de l'art grec qui, deux mille ans plus tard, culminera avec la grande sculpture classique du Ve siècle avant J.-C.

Bien sûr, Constantin Brancusi (1876-1957) avait connaissance de ces idoles grecques et s'en est sans doute inspirées, mais pour aller ailleurs. Il y fait référence, mais ne les copie pas. Chez lui, il y a émulation, mais jamais reproduction stricte. D'ailleurs, de nombreux grands créateurs du XXe siècle se sont inspirés des cultures anciennes. C'est ce que l'on a nommé le primitivisme : Gauguin admirait l'art océanien, Picasso était fasciné par les masques africains, et Giacometti s'inspirait des sculptures étrusques.

DISPARAÎTRE 

La sculpture en plâtre illustre la volonté de l'artiste de s'extraire de toute expression personnelle vis-à-vis de son modèle. Constantin Brancusi privilégie une forme élémentaire, universelle, intemporelle. L'extrême raffinement de cette muse, réalisée près de cinq mille ans après la statue cycladique, évoque pourtant cette dernière.

Cependant, leur apparente similitude est trompeuse. Alors que la statuette cycladique est une figure cultuelle issue d'un univers religieux, celle de Brancusi est le fruit d'une recherche formelle pure, une quête d'épure. Une délicate sensibilité révèle les linéaments du visage : l'ovale harmonieux du crâne, l'entaille de la bouche, et le léger relief des arcades sourcilières et des yeux, autant d'éléments morphologiques absents chez son ancêtre grec. Le visage semble se dissoudre. La main de l'artiste, en retrait, disparaît pour laisser place à la matière pure du plâtre.

La forme moderne s'oppose à la forme antique. Brancusi n'effectue pas une involution mais une évolution. Il ne régresse pas vers une forme primitive de figuration, mais évolue vers une nouvelle sculpture, résolument moderne et novatrice. Le schématisme cycladique marque l'éclosion de la forme humaine, tandis que la simplification moderne en signe la disparition. Il nous semble nécessaire d'effectuer cette distinction pour comprendre que Brancusi est un grand sculpteur. 

Par Eric Monsinjon

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